Je viens de rentrer d'un voyage à Paris. Triste ville, la nuit, sans les lumières de la Tour Eiffel, éteintes en signe de solidarité avec les victimes de l'attentat de Manchester. On m'a expliqué qu'il en est ainsi à chaque fois qu'il y avait un attentat terroriste à travers le monde… occidental, ai-je pensé en mon for intérieur, convaincu que les Occidentaux ne s'émeuvent que pour les leurs ; des autres, ils n'en ont cure. Réaction primaire, somme toute, tant, s'il fallait, rituellement, éteindre les feux de cet illustre monument pour exprimer la sympathie et la compassion de la France avec tous les peuples de la terre, les Parisiens se seraient retrouvés déambulant dans le noir, dans la ville des lumières. La rationalité est bel et bien née là-bas… me diriez-vous. L'Occident peut bien se défendre d'être aussi sélectif en la matière et arguer à l'adresse de ceux qui en doutent, qu'au lendemain de l'attaque au gaz dont ont été victimes, parmi tant d'autres, des enfants syriens, Donald Trump a bel et bien, solennellement, déclaré, après une salve nourrie de Tomahawks sur la Syrie, qu'il l'a fait pour qu'«aucun enfant de Dieu ne devrait jamais subir d'horreur pareille». Quel geste majestueux de compassion et d'humanisme ! Combien nous aurions aimé entendre ces professions de foi à chaque fois qu'un enfant, quel qu'il soit, tombe, sous quelque bombe que ce soit et où que ce soit. Crédules, que nous sommes ! Souvent enclins à oublier que l'Occident judéo-chrétien — c'est ainsi qu'il se définit — a sa propre logique. Il se nourrit de sa rationalité. Il sait toujours faire montre de discernement, y compris dans l'expression de ce dont il se prévaut, l'humanisme. Ses sentiments, il les distille au compte-gouttes, toujours à l'aune de sa perception du monde, de ses valeurs et de ses intérêts. Il a sa propre grille de lecture. Sa matrice à lui. Ses chrétiens à lui. Les Coptes d'El-Minya ne seraient, somme toute, que des Egyptiens… Où se situe le problème, alors ? Devrait-on se poser la question. Le problème est bel et bien en nous. Les massacres, ce sont nos peuples qui les subissent. Ils les vivent dans leur chair désormais fortement meurtrie tant elle est tailladée au quotidien aussi bien par les «frères» que par les autres. Ce martyre, nous le vivons depuis des décennies. S'il est tout à fait dans l'ordre naturel des choses de méditer sur les auteurs de ces crimes et sur les voies et moyens pour nous extirper de cette spirale infernale, il l'est moins, sauf à accepter le ridicule qui en découle, lorsqu'il s'agit d'attendre que les Occidentaux fassent le deuil à notre place. Nous aurions été moins ridicules et, surtout, plus avisés. Ceci aurait certainement mieux servi notre cause en ce qu'il nous aurait permis de mieux situer nos responsabilités à la fois, en tant que gouvernants autistes et en tant que gouvernés attentistes. Au lieu de nous adonner à cet exercice de mémoire et d'autocritique, nous préférons, hélas, nous lamenter et attendre que l'on nous prenne en pitié, en éteignant un lampion ou en «regrettant» ce dommage, lequel, central ou latéral, est toujours vécu dans la même chair, la nôtre. Ce faisant, nous avons, peut-être, cédé à un élément singulier de notre culture. Car, en matière de lamentations, quoique nous ne disposons pas de mur pour y déverser nos larmes et y enfuir nos vœux, à l'instar d'autres peuples, notre patrimoine culturel peut s'enorgueillir — si je ne m'abuse — d'être le seul à jouir d'un genre littéraire E'ritha, poésie exclusivement dédiée aux morts, pour en vanter les mérites et nous faire bonne conscience. C'est dire, qu'en la matière, nous nous y connaissons… Les poèmes d'El Khansa', de par la beauté de la langue dans laquelle ils ont été écrits et la force du verbe choisi pour exprimer la douleur ressentie, peuvent fortement nous inspirer, si, tant est que cela puisse soulager ce ressentiment d'impuissance dans lequel nous trouvons… Chez nous, nos aïeux étaient plus avisés en ce qu'ils ont compris qu'il ne faille compter que sur soi pour changer l'ordre des choses. Ne dit-on pas qu'«il n'y a pas mieux que tes cils pour supporter tes larmes et que tes ongles pour égratigner tes joues»… Alors, pourquoi s'acharne-t-on encore à en vouloir à l'Occident de n'éteindre ses lumières que pour déplorer ses morts et pas les nôtres ? Par ailleurs, s'il fallait exiger des Occidentaux de compatir à notre douleur en éteignant leurs lumières comme ils le font par égard aux leurs, à chaque fois qu'un massacre est perpétré, suite à un attentat terroriste ou à un «dommage collatéral», survenant en Syrie, en Irak, en terre de Palestine, à Ghaza ou à Ramallah, au Yémen, en Libye, en Egypte, en Somalie, au Pakistan, en Afghanistan, au Nigeria, au Mali ou dans tout autre pays arabe ou musulman, la Tour Eiffel se serait retrouvée drapée, le soir venu, depuis plus de deux décennies, dans le noir ! Et, s'il fallait aller plus loin dans l'extrapolation ? Si tous les pays occidentaux devaient suivre l'exemple français, pour éteindre, qui sa tour, qui son palais, qui… quoi ... ? Nous aurons été les porteurs de ténèbres, en ces temps, alors que nos aïeux ont été, naguère en terre d'Occident, les porteurs de Lumières. On ne pourra pas avancer, les yeux rivés continuellement sur les rétroviseurs, m'objecterait-on... J'en conviens ! Mais, lorsque les ténèbres meublent notre espace et que le désespoir s'impose en sentiment partagé, les rais de lumière font figure de phares, dusse-t-on aller les chercher dans les entrailles de l'histoire. En toute logique, il ne pourrait nous venir à l'esprit d'exiger de l'Occident d'être magnanime à l'égard de nos morts et de compatir au sort de nos peuples comme ils le font pour les leurs. Si, nous-mêmes, nous demeurons insensibles au désarroi et aux malheurs de nos peuples ; si, nous-mêmes, nous ne ressentons pas les brûlures de la braise sur laquelle notre pied est posé, que sommes-nous en droit d'attendre des autres ? Encore moins, d'en exiger ? Cette passivité à l'égard de nos malheurs est devenue telle que nos territoires sont devenus un champ d'expérimentation aux armes les plus sophistiquées, les plus meurtrières et les plus destructrices. Il en est ainsi en Irak, en Syrie, au Yémen et en Afghanistan, où la bombe «conventionnelle» la plus puissante, pour des raisons de politique étasunienne interne, vient d'être expérimentée… Sans commentaires, encore moins de condamnations… Il ne peut s'agir, de toute évidence, que d'un silence complice qui en dit long sur l'état de déliquescence dans lequel le monde arabo-musulman est empêtré. Ses peuples font désormais figure de cobayes, sans que cela n'émeuve qui que ce soit, y compris — ou plutôt, notamment — ses propres dirigeants. Assuré de leur silence, l'Occident les brave au quotidien, sachant, qu'au pire, ils n'auront de cesse de lui signer des chèques couvrant des centaines de milliards de dollars pour qu'ils puissent continuer, en toute impunité, à mieux asservir leurs peuples et à disposer des richesses que leur offre leur sous-sol si riche, pour pérenniser leurs régimes. Plus loin, en Asie du Sud-Est, la Corée du Nord, quant à elle, continue à braver, en toute impunité, la toute puissante Amérique… Ce parallèle, que la chronologie des événements nous impose depuis la salve de Tomahawks américains sur la Syrie et celle des missiles balistiques que Pyongyang lance à titre d'essai sans trop se soucier de l'ire étasunienne, si incongru serait-il au regard des uns et des autres tant l'idéologie dominante a formaté les esprits, n'invite pas moins à méditer sur deux acceptions de la puissance et de l'ennemi, celle des régimes arabo-musulmans, et celle des autres Etats, telle que — à titre illustratif — la Corée du Nord. La politique désigne une certaine stratégie, c'est-à-dire une ordonnance particulière de moyens en vue d'une fin. Leur ennemi dûment identifié, les Nord-Coréens ont tiré les enseignements de leur histoire nationale et de l'histoire universelle, et partant, ils ont mis en place une stratégie de survie, voire de pérennisation de ce qu'ils considèrent comme le système qui réponde le mieux à leurs aspirations en tant que peuple. Notre débat ne porte pas sur le bien-fondé de leurs convictions, mais plutôt sur leur démarche. Ainsi, de la première, ils ont conclu que les nations se font dos aux crises et que la puissance n'a de sens qu'à travers son expression, c'est-à-dire l'usage qu'on en fait. Forts de ces postulats, ils se sont attelés à développer leur outil de défense auquel ils se sont adossés pour édifier et consolider leur système sociopolitique qui, quoi qu'on dise, se fait respecter, à défaut de se faire aimer. De la seconde, c'est-à-dire de l'histoire universelle, notamment après l'éclatement du bloc de l'Est, ils sont arrivés à la conviction que sans une force dissuasive conséquente en propre, il leur adviendra, tôt ou tard, ce qu'est advenu à la République démocratique d'Allemagne. Ils seront absorbés par leur frères ennemis du Sud et cesseraient alors d'exister en tant qu'entité géopolitique… Ils ont décidé que cela ne leur adviendra pas, et ils agissent en conséquence. Le corollaire de l'efficience de la puissance est l'usage raisonné du potentiel dont elle émane. Ce potentiel, c'est de l'acharnement de l'ennemi dûment désigné et de la volonté d'être qu'il se nourrit. Ne serait-ce qu'en cela, il est inépuisable. Pour les régimes arabes, notamment, l'ennemi est soit le pays «frère» voisin, soit le parti politique opposant, agréé souvent beaucoup plus par mimétisme des démocraties occidentales — ou sous leur pression — que par une réelle volonté d'ouverture démocratique, si ce n'est leur intelligentsia nationale, qu'ils n'ont de cesse à œuvrer pour la réduire au silence, lorsqu'elle n'est pas carrément poussée au départ. Dans ces pays, il en est ainsi, malheureusement, jusqu'aux organisations terroristes qui en émanent, en ce que certains parmi eux les financent, entraînent, arment et abreuvent de leur idéologie humainement destructrice. N'a-t-on pas vu, en effet, l'organisation terroriste islamiste Daech s'excuser auprès d'Israël d'avoir, par inadvertance, tiré quelques obus de mortier sur les hauteurs du Golan syrien occupé..? Israël ne constituant une menace ni pour les terroristes ni pour les trônes, il ne saurait incarner l'ennemi… Encore moins, l'Occident protecteur ! Je ne prétends point dans cette modeste contribution donner une solution à ce drame qui est le nôtre en tant qu'ensemble culturel et géopolitique. Il me semble toutefois indécent d'accabler les autres pour nos malheurs ou pour leur indifférence à notre égard lorsque nous les vivons. Ceci constitue, on ne peut plus, une forme de fuite en avant tant la responsabilité de tout ce qui nous arrive nous incombe en premier. Nous sommes les artisans de nos propres déboires et de notre arriération multidimensionnelle, scientifique, technologique, culturelle, sociale et politique. Et, si nous vivons mal nos indépendances nationales, c'est que, quelque part, nous ressentons un déficit de liberté que seule la démocratie est à même d'offrir. Que l'on se détrompe. L'unique rempart pour préserver notre dignité et nos peuples de tant d'affres n'est pas atomique, il est démocratique. Contre le rempart démocratique, l'ennemi extérieur est impuissant et l'ennemi intérieur, ne pouvant plus être instrumentalisé, ne peut que perdre de sa pertinence. Il s'agit là d'un constat sur le degré de déliquescence du corps social arabo-musulman en général et arabe en particulier, lequel, meurtri par un déficit désormais chronique de confiance entre gouvernants et gouvernés, n'a de cesse de trouver en les seules lamentations et en la violence un recours. Ceci ne saurait être, à terme, sans danger. Nous sommes en train de vivre les prémices d'une crise aux dimensions insoupçonnées tant, pour paraphraser le philosophe, «en haut, on ne peut plus convaincre et en bas, on ne peut plus accepter».