En Turquie, la tension politique est si élevée que l'on pourrait croire que les élections sont pour demain. Le président Recep Tayyip Erdogan délivre des discours quasi-quotidiens pour galvaniser ses fidèles, l'opposition enhardie prépare des événements inédits et les rumeurs fusent sur la recomposition du paysage politique. Mais le prochain rendez-vous dans les urnes n'aura lieu qu'en mars 2019 avec des élections locales, suivies d'élections législatives et présidentielle en novembre de la même année. La température va grimper ce week-end alors que M. Erdogan et le chef du principal parti d'opposition, Kemal Kiliçdaroglu, organisent des événements concurrents. Le président tiendra demain un meeting géant dans la ville de Malazgirt (est), commémorant une bataille au cours de laquelle l'armée d'un sultan seldjoukide a mis en déroute les Byzantins en 1071. A l'autre bout du pays, le Parti républicain du peuple (CHP, social-démocrate) organise à partir de demain également un «Congrès pour la Justice» de quatre jours à Canakkale (nord-ouest) pour dénoncer les abus attribués au pouvoir dans la répression menée depuis le putsch manqué de juillet 2016. M. Kiliçdaroglu cherche à profiter du succès inattendu de sa «Marche pour la Justice» qui l'a conduit au début de l'été d'Ankara à Istanbul et qui a rallié à son apogée des centaines de milliers de soutiens. Le président combatif et le chef de l'opposition plus réservé ont échangé d'amères insultes, certaines des accusations portées par M. Erdogan déclenchant même des rumeurs sur une possible arrestation de M. Kiliçdaroglu que le gouvernement a été contraint de démentir. Dans leur dernière prise de bec, le chef de l'Etat a qualifié «d'insulte aux citoyens» turcs une photographie de M. Kiliçdaroglu, prise durant sa «Marche pour la Justice», sur laquelle il porte un débardeur blanc alors qu'il mange en compagnie de son épouse.
Une tâche difficile Le référendum d'avril, dont la plupart des dispositions n'entreront en vigueur qu'après la présidentielle de 2019, a transformé le paysage politique turc non seulement en accordant des pouvoirs étendus à M. Erdogan, mais également en lui permettant de reprendre immédiatement la tête du Parti de la Justice et du Développement (AKP). Le président Erdogan a dirigé l'AKP entre 2003 et 2014, lorsqu'il était Premier ministre, mais avait dû, en vertu des anciennes règles constitutionnelles, le quitter lors de son élection à la présidence en 2014. Le référendum gagné, il a rapidement repris la tête du parti islamo-conservateur. Mais la victoire a été serrée pour M. Erdogan et l'AKP, malgré une campagne largement dominée par le camp du «oui». Les trois plus grandes villes du pays, Istanbul, Ankara et Izmir, ont voté «non», tandis que de nombreux Kurdes ont été rebutés par l'alliance de l'AKP avec le parti nationaliste au cours de la campagne. Depuis son retour à la tête de l'AKP, M. Erdogan a cherché à réaffirmer son emprise sur la bureaucratie du parti, appelant à son renouveau et assurant que lui seul détermine sa ligne. «Les préparatifs d'Erdogan pour remanier l'organisation de son parti illustrent son souhait d'y refléter la nouvelle réalité d'un dirigeant unique», estime Özgür Ünlühisarcikli, directeur du bureau d'Ankara du German Marshall Fund, un think tank basé à Washington. La sphère nationaliste est également largement secouée par les ambitions de Meral Aksener, importante figure politique expulsée du Parti d'action nationaliste (MHP), de créer une nouvelle formation pour rivaliser avec son ancien parti désormais allié à l'AKP. En mettant l'accent sur la justice, le CHP cherche à sonder le terrain en matière d'alliances potentielles avec les autres forces d'opposition, comme le Parti démocratique des peuples (HDP, pro-kurde) dont le dirigeant est incarcéré depuis fin 2016. Pour M. Ünlühisarcikli, le CHP tente d'accroître la cohérence entre les groupes opposés au président Erdogan lors du référendum, afin de les unir derrière un candidat unique capable de le battre à la présidentielle de 2019. «Ce ne sera pas une tâche facile, puisqu'à part leur opposition à l'AKP et Erdogan, ces partis n'ont pas grand-chose en commun», estime-t-il néanmoins.