Tout compte, et malgré un avis qui semble favorable, il n'est pas du tout évident que la Turquie ne devienne jamais un membre de l'UE (Union européenne). Effectivement, l'avis donné hier à cette connotation, mais il contraint ce pays qui attend depuis 40 ans, à des conditions qui repoussent d'autant son adhésion, elle-même soumise par la suite aux humeurs des 25 (27 d'ici là) Etats membres. Tout cela pour contourner une réponse que l'on dit négative depuis au moins 1990 quand l'élargissement de l'Europe était envisagé. La Commission européenne a effectivement recommandé hier aux dirigeants de l'UE de dire « oui » à l'ouverture de négociations d'adhésion avec la Turquie, mais ce feu vert de Bruxelles comporte des conditions strictes et Ankara devra patienter longtemps avant toute entrée effective. La décision finale sur le lancement des pourparlers sera prise au sommet par les chefs d'Etat et de gouvernement des 25 le 17 décembre prochain. Cela relève des règles protocolaires. La Commission estime que « la Turquie remplit suffisamment les critères politiques de Copenhague pour commencer les négociations d'adhésion », selon ses conclusions. Comme pour un élève aux limites avérées et dont il s'agit de ménager la susceptibilité, l'exécutif communautaire assortira toutefois sa recommandation de garde-fous inédits. Il suggère notamment que les dirigeants européens se réservent la possibilité de « suspendre ou d'arrêter » ces négociations, en cas de dérapage turc. Bruxelles n'entend pas non plus se contenter de simples engagements d'Ankara à se conformer aux règles communautaires, pendant les longues années que dureront immanquablement les pourparlers. La commission préconise un mécanisme de surveillance de l'application de ces règles. C'est leur mise en œuvre effective qui permettrait alors à la Turquie de boucler un à un les multiples « chapitres » de négociation. Autant de conditions qui ne sont guère du goût d'Ankara, dont le ministre des Affaires étrangères Abdullah Gul avait récusé lundi toute « condition spéciale ». La commission devrait contourner l'obstacle en suggérant aussi une clause de suspension pour les négociations avec un autre candidat à l'UE, la Croatie. L'adhésion de la Turquie musulmane ou laïque, selon les conditions de l'heure, constituerait une révolution pour l'UE, mais elle reste une perspective lointaine que Bruxelles n'envisage pas avant 2015. Le Premier ministre turc Recep Tayyip Erdogan n'exclut pas lui-même des négociations jusqu'en 2019. La date d'ouverture des pourparlers reste à trancher. Les Européens promettent depuis deux ans un démarrage « sans délai ». Mais l'hostilité des opinions publiques les incite aujourd'hui à la prudence, de peur de plomber les ratifications par référendum de la Constitution européenne. Il est facile de parler des opinions publiques, sans situer avec une certaine précision ceux qui les façonnent, autrement dit, les faiseurs d'opinion qui ne disent pas tout, et qui en fin de compte se réservent le droit de trancher la question. Comme ceux qui annoncent d'ores et déjà la tenue d'un référendum sur la question turque. Ce qui est réellement inédit, ou bien alors joué d'avance sachant que les électeurs européens quand ils étaient appelés à le faire devaient se prononcer sur un groupe de pays, et non un seul d'entre eux. Les opinions européennes ont été suffisamment travaillées pour dire non. Mais ces opinions sauront-elles pourquoi elles ont voté, parce que les raisons ne sont pas uniquement d'ordre politique ou civilisationnel. A condition de mettre de l'ordre dans ses affaires, la Turquie apparaît déjà comme la nouvelle puissance de l'Europe. T. H.