El Gouna ressemble elle-même à un décor idyllique de grosse production cinématographique. Cette paisible oasis au bord de la Mer Rouge dans une région en ébullition est devenue à partir de 1996 un pôle touristique international étendu sur dix kilomètres de front de mer entre plusieurs îles reliées par des lagons. Les investissements privés importants dont elle a bénéficié, notamment de la famille Sawiris, l'ont dotée d'une vingtaine d'hôtels, dont certains signés par l'architecte américain Michael Graves, d'un nouveau réseau routier, d'un petit aéroport, d'un hôpital ultramoderne, de trois ports de plaisance, d'un parcours de golf, de son propre club de football en première Ligue égyptienne, etc. Les sports nautiques y sont particulièrement développés ainsi que le squash puisque El Gouna abrite de fameux tournois internationaux et a organisé cette année les Championnats du monde féminin. Mais les arts ne sont pas oubliés dans cette place émergente du tourisme mondial qui concurrence Charm El Cheikh et on y trouve un petit musée et des expositions de peinture contemporaine. Le décor étant planté, place à l'action. Ce lieu de villégiature plutôt doré où souffle un vent fort dont le sable ocre retombe partout sur les êtres et les choses, torride le jour et supportable la nuit, a vécu une semaine très animée au gré des projections des films de son premier festival de cinéma (22-29 septembre). Pendant ces journées animées, la localité s'est vue traversée par les défilés incessants des stars venues du Caire, toutes imbues de leur supposé talent et même de leur propre existence, battant la semelle et cherchant micros, caméras et flashes qui crépitent et doivent concourir à leur gloire médiatique. En Egypte, ce n'est plus un secret : chaque hypothétique (nouveau) festival, s'il veut réussir, doit d'abord trouver un tapis rouge consacré à l'adoration des stars, espèce qui est loin d'être rarissime sur les rives du Nil. Dans cette ambiance très «people», le Festival d'El Gouna s'est pourtant efforcé de rester fidèle à son engagement «d'accorder une attention particulière aux films à contenu humanitaire» ou tout simplement à contenu. Il a donc pris les devants et invité d'éminents réalisateurs et notamment l'Américain Oliver Stone dont les deux derniers films ont fait l'événement : The Putin Interviews (2017) et Snowden (2016). Composé de quatre épisodes de 50 minutes, d'abord conçu pour la télévision, The Putin Interviews montre un président russe très à l'aise, judoka talentueux et qui possède un discernement rare des choses du monde, faisant devant Oliver Stone un tableau complet, rigoureux et cohérent de ce qui se passe en Russie et ailleurs. Ceci au moment où l'Amérique de Donald Trump paraît faire naufrage de toutes parts, sans idées et sans principes respectables. Ces interviews accordées au sein de l'édifice imposant et prestigieux du Kremlin désamorcent les malveillances des milieux hostiles à Moscou et des médias qui leur emboîtent le pas. D'un côté, Poutine décide de détruire tout le stock des armes chimiques russes. De l'autre, Trump cherche querelle partout et tout le temps, et le monde entier s'étrangle d'indignation et d'appréhension en voyant ce qui se passe à la Maison-Blanche. Toujours dans la même veine, Olivier Stone a réalisé Snowden, un film de fiction qui dresse un long et saisissant portrait de l'homme de la NSA qui a dénoncé les pratiques de ce monstrueux centre d'écoute qui, sous prétexte de lutte antiterroriste, a mis toute la planète sur écoute. De la cybersurveillance sans surveillance… Au terme de son tournage, Olivier Stone est allé encore à Moscou rencontrer Edward Snowden. Il lui fallait une image du vrai personnage, campé à l'écran par Joseph Gordon- Levitt, comédien qui a joué entre autres pour le réalisateur Spike Lee. Comme il fallait s'y attendre, ces deux films américains ont eu une bonne audience. Oliver Stone a pris une bonne longueur d'avance dans le domaine du cinéma politique, presque sans rivalité sur ce terrain, hormis Ken Loach ou Michael Moore. De la même façon, l'œuvre de Raoul Peck : Je ne suis pas votre nègre (2016) a connu une belle audience au Festival d'El Gouna. Ce film sur l'écrivain James Baldwin (1924-1987) a basé son scénario sur les trente pages de ses Mémoires écrites avant qu'il ne meure. De manière pertinente, le réalisateur Raoul Peck a pris en compte ces feuillets. James Baldwin souffrait terriblement de la disparition de ses amis, Malcom X, Medgar Evers et Martin Luther King, tous les trois porteurs des espoirs de leur communauté afro-américaine et tous les trois assassinés. La voix forte de James Baldwin domine l'écran et souligne son désespoir d'une Amérique où rien ne lui faisait positivement signe. El Gouna a encaissé bravement le choc d'un beau film africain tourné à Kinshasa, capitale de la RDC, où la musique est une passion. Et le chaos une réalité permanente. Félicité (2017), long métrage de fiction d'Alain Gomis (Sénégal) montre une ville anéantie, comme un univers au bout du rouleau, menacé d'un désastre immédiat. Une ville profondément atteinte par l'histoire et la violence mais toujours vivante. Car la nuit, Kinshasa entre en transe et tente de panser ses blessures anciennes et nouvelles. C'est Félicité (interprétée par Véronique Beya Mputo), sa belle voix, son stupéfiant entrain musical qui sème la frénésie et fait durer la fête. Mais Félicité est une mère qui souffre, son fils est à l'hôpital et elle ne peut payer les soins. A peine levée, Félicité court à travers Kinshasa pour crier à l'aide. Sa douleur de mère crève l'écran. Elle est rejetée de partout. Où peut-elle aller et que peut-elle faire ? Le film d' Alain Gomis, traversé de cris, de musique et de rythmes, est bouleversant. Son travail respire le talent. Pour cette première édition, le Festival du film d'El Gouna a réussi à marquer son émergence et les prochaines années indiqueront s'il saura s'enraciner dans l'agenda mondial du cinéma. La présence algérienne était limitée, mais disons honorable puisqu'elle consistait à la présence de Lyes Salem dans le jury et à la participation d'un film documentaire, Des moutons et des hommes (2017), de Karim Sayed, jeune cinéaste de Bab El Oued qui venait des Rencontres cinématographiques de Béjaïa.