En marge de la tenue de la 8e édition du Festival international du film engagé, une table ronde portant sur «Fanon l'Algérien, peaux noires, écrans blancs» a été organisée, dimanche, à la salle El Mougar, à Alger. Pour évoquer le militant et le psychiatre Frantz Fanon, le festival a convié des invités de marque qui se sont succédé pour parler de ce grand humaniste. Né en 1925 en Martinique et décédé le 6 décembre 1961 dans un hôpital militaire aux Etats-Unis, Fanon est enterré à Aïn Kerma, à El Tarf, en Algérie. Il s'est impliqué dans la lutte pour l'indépendance de l'Algérie et dans un combat international, tissant une solidarité entre «frères» opprimés. Après la projection d'un extrait du film documentaire en cours de réalisation du réalisateur algérien Mehdi Lallaoui, la psychiatre et psychanalyste Alice Cherki, rappelle que les trois années qu'a passées Frantz Fanon à l'hôpital psychiatrique de Blida ont été déterminantes pour la révolution psychiatrique de l'hôpital, mais aussi pour sa participation à la guerre de Libération de l'Algérie, dans laquelle il a été un acteur majeur par ses actes et ses écrits. Il a créé le service de l'hôpital du jour en Tunisie en 1959. Si la biographie de Frantz Fanon est connue, Alice Cherki a préféré aborder quelques thèmes liés à la conception de Fanon, dont la culture, l'identité, les conséquences de la faillite des systèmes sociaux, les conséquences des traumatismes de guerre et du silence sur les traumatismes de guerre transmis de génération en génération. La conférencière estime que la pensée de Fanon nous aide à résister aux aléas du temps présent. Fanon disait que l'homme est le bien le plus précieux. «Sa force anticipatrice, dit-elle, était liée à sa formation de psychiatre. Il a toujours nié l'aliénation de l'homme comme sujet individuel culturel et politique. Il a montré comment l'écrasement politique, l'exclusion de la cité, la rigidification de la culture et les traumatismes de guerre affectent au plus profond, non seulement la liberté de chacun, mais aussi son psychisme de génération en génération. Cette pensée nous aide à résister à notre époque, où les formes nouvelles de domination ne cessent d'entraîner politique sécuritaire, creusement des inégalités entre riches et pauvres, éthnicisation des conflits, régression culturelle et ajustement des individus». Pour Fanon, une culture est toujours en mouvement et en altération. Cette altération même réside dans la possibilité d'identification plurielle. Elle ne repose pas sur le fantasme d'une origine pure. «Cette culture toujours en mouvement ne s'appuie pas sur le rejet de l'autre dans un réflexe identitaire. Cette culture accompagne aussi le mouvement de la nation.» Libération est le maître-mot qui traverse toute l'œuvre de Fanon. Libération des peuples, des sociétés, des individus, des sujets hommes et femmes. Libération suppose les conditions et la désaliénation et de la décolonisation de l'être. Alice Cherki indique que depuis la disparition de Fanon, les guerres n'ont pas cessé dans le monde. Fanon avait ouvert la voie en découvrant les troubles psychiques, caractériels, devant s'exercer sur soi-même, sur l'autre, ou encore sur la dépersonnalisation, aussi bien chez les torturés, disait-il, que sur les tortionnaires. En outre, il avait pressenti les conséquences psychiques sur plusieurs générations. La psychanalyste s'interroge : «Pourquoi enseigner Fanon aujourd'hui ? Parce que, selon elle, un penseur engagé est un écrivain avec un style singulier poétique, proche du corps.» Et d'ajouter : «Au-delà de son parcours, il s'agit de transmettre, ne serait-ce que par fragments, son œuvre textuelle.» «Même à l'université, je pense que cela pourrait faire partie d'un patrimoine de pensée qui permettrait aux générations actuelles de réfléchir, non seulement sur l'encens du racisme, mais aussi sur ses effets et ses conséquences pour leur propre devenir.» Auteur de nombreux ouvrages, le professeur malien de cinéma à New York, Manthia Diawara, a mis l'accent sur la présence de Frantz Fanon dans la pensée américaine. Il indique qu'il enseigne Fanon dans trois universités américaines, en Californie, à Philadelphie et à New York. Il organise, également, des séminaires sur Frantz Fanon. Il avoue que durant ces trente dernières années, ce sont ses cours les plus populaires. De plus en plus, on commence à parler de Fanon comme poète. Installé aux Etats-Unis depuis 1973, Manthias Diawara se souvient que sa rencontre avec Fanon s'est faite lors de son premier cours aux Etats-Unis axé sur «Introduction aux études noires». Pour l'orateur, Frantz Fanon est le maître à penser des Black Panthers aux Etats-Unis. En 1968 et 1969, on demandait à tous les jeunes voulant intégrer les Black Panthers de lire le livre Les Damnés de la Terre, de Frantz Fanon. Pour Manthias Diawara, l'ouvrage de référence Peau noire, masques blancs de Fanon était à la base de toutes les définitions du racisme discriminatoire, culturel et institutionnel. Il est convaincu que la pensée de Fanon est présente dans le mouvement américain actuel. «Un message qui a de la résonance, avec un Donald Trump à la présidence américaine, dont le dernier tweet, relayant un tweet xénophobe, ne fait que démontrer que la pensée de Fanon et son analyse sont de nos jours d'une grande actualité», dit-il. De son côté, Olivier Fanon a préféré parler de l'actualité de Fanon en Algérie. Il rappelle que dans les années 1970, Fanon était enseignant au lycée et à l'université. Fanon était même proposé au baccalauréat. «Aujourd'hui, tonne-t-il, nous avons l'impression de nous réapproprier Fanon. Il nous a été pris par d'autres pays qui ont compris son importance. Je refuse d'aborder Fanon comme une icône figée. On ne peut pas lire Les Damnés de la Terre et passer une bonne nuit après avoir lu la dernière page. Fanon était de dimension internationale.» Et d'ajouter : «Je n'ai de leçons à recevoir de personne, mais je me sens quelque part interpellé lorsqu'on parle de mon père lors de colloques officiels. Mais je dirai après ‘‘qu'est-ce qu'on a fait pour lui ?''». Nous avons déposé les statuts pour la création d'une association portant le nom de Frantz Fanon en 2013 à la Bibliothèque nationale du Hamma. L'association n'a jamais vu le jour. Il n'y a pas d'association Frantz Fanon en Algérie. Qu'on m'explique pourquoi ? Il y a une université portant le nom de Fanon à Boston. Il y a des associations un peu partout dans le monde, sauf en Algérie.» Le dernier intervenant, à savoir le réalisateur algérien Abdenour Zehzah, a dévoilé quelques pistes de travail de son prochain documentaire consacré à Frantz Fanon, à Blida.