Dans une déclaration faite au lendemain de l'élection présidentielle du 8 avril 2004, le vainqueur s'est présenté comme le Président de tous les Algériens. C'est au plan institutionnel l'évidence même, mais la posture n'en traduit pas moins un état d'esprit bienvenu Le président s'est voulu en même temps apaisant, puisqu'il a tenu à passer par profits et pertes les excès de tout genre de la campagne électorale, mis sur le compte de l'échauffement des esprits, propre au caractère algérien. Façon élégante de pratiquer le pardon des offenses... dont on aurait aimé qu'elle inspirât les épigones, mais cela est une autre histoire. Le Président de tous les Algériens, sans distinction de sexe, d'âge, de condition ou d'opinion, est donc celui de ses partisans comme de ses adversaires, mais aussi celui des démocrates et des islamistes, des gens ordinaires et des cadres, des gens bien, des honnêtes gens et d'autres. Je veux parler ici de ceux que les hasards de la vie, les accidents de l'existence, misère humaine ou, allez savoir, l'injustice de leur prochain ont fourvoyés dans l'impasse. Il s'agit spécialement des membres de la population carcérale qui sont en train de payer leur dette à la société. Ils attendent avec espoir et inquiétude la grâce présidentielle qui sera décrétée à l'occasion du 50e anniversaire du 1er novembre 1954. Espoir fondé, parce que tout laisse à penser, vu l'importance de l'événement, que la grâce sera substantielle. Inquiétude légitime, parce que nombre de condamnés appréhendent, à juste titre, de figurer sur la liste d'exclusion qui accompagne généralement, pour ne pas dire systématiquement, cette mesure. Pour universelle qu'elle soit, cette pratique de l'exclusion n'en est pas moins discutable dans son principe en ce qu'elle procède d'une confusion regrettable entre le crime et le criminel, l'acte et son auteur. S'il est vrai que, selon les époques et la sensibilité de chacun, certaines infractions sont plus mal supportées que d'autres, il est tout aussi exact que le condamné reste tel qu'en lui-même, un être privé de liberté, parfois réduit à l'état végétatif, quand il n'est pas frappé de mort civile. Une fois consommé, le crime se fige pour l'éternité, avec les circonstances qui l'ont entouré. Une fois condamné, le criminel redevient un sujet de droit, capable d'amendement et susceptible de retrouver sa place dans la société. Les partisans de l'exclusion le savent, ils sont réduits à une pratique à géométrie variable en visant, d'une grâce à l'autre, des infractions différentes. Tant et si bien que dans une « carrière » carcérale, tout condamné bénéficie, une fois ou l'autre de la grâce, mais de façon inégale, donc arbitraire. C'est que la hiérarchie des délits et des peines assurément nécessaire au niveau des poursuites et pendant la phase de jugement perd toute raison d'être en cours d'exécution de la sanction. Cette distance entre le délit et le délinquant est d'autant plus marquée en Algérie que notre code pénal ignore les peines incompressibles, et nos établissements pénitentiaires les quartiers de haute sécurité. Dans l'infrasociété que constitue l'univers carcéral, les condamnés retrouvent ainsi une égalité de traitement qui fait écho au principe d'égalité des citoyens devant la loi. Et, de fait, seule prime leur conduite pour les mêmes faveurs qu'ils peuvent recevoir de l'administration pénitentiaire ou pour des aménagements plus consistants, comme les remises de peine et la liberté conditionnelle. Il est donc permis de s'interroger sur le bien-fondé de la rupture d'égalité que constituent les exclusions de la grâce accordée à titre collectif. Il reste que l'Algérie s'apprête à vivre un événement majeur avec la commémoration du 50e anniversaire du 1er novembre 1954. C'est une occasion irremplaçable pour transcender toutes les divergences et rassembler dans la même communion tous nos compatriotes, sans aucune exception. Il faut avoir entendu les détenus parler de l'événement pour ressentir qu'ils ont toute leur place dans cette communion. La symbolique est trop forte pour songer à exclure de la grâce qui se prépare une partie de ceux qui se sont provisoirement exclus de la société. Ce serait leur infliger des frustrations supplémentaires, aussi injustes qu'inutiles, qui ne favoriseraient en rien, c'est le moins qu'on puisse dire, leur réinsertion dans la société. Un dernier mot pour lever toute équivoque. La grâce n'est pas l'amnistie. Elle est étrangère à toute forme d'impunité, puisqu'elle concerne uniquement les personnes condamnées. Elle a pour seul effet de les dispenser de l'exécution partielle de la peine, en laissant subsister la condamnation et ses suites judiciaires. Mais exercée à titre collectif, et périodiquement, elle constitue un maillon essentiel dans la politique générale de rédemption des égarés. D'où ma profonde conviction que, dans le contexte actuel, la grâce pour tous ferait davantage pour la réconciliation nationale que les discours les mieux intentionnés.