En effet, en déployant sur une dizaine de jours dans les plus grands cinémas de la ville (ouverts pas seulement à la presse mais aussi au public) près d'une centaine de films venus d'une quarantaine de pays (du Brésil à l'Indonésie et du Canada au Kosovo), il a fait montre d'une diversité difficilement égalable. Et dans ce déluge de films qui a charrié le meilleur et le pire, nombreux sont les curieux qui ont choisi de s'en tenir aux films venus des pays arabes, pour la simple et bonne raison que ce sont justement les films que nous ne pouvons voir que dans le cadre de festivals, car même si le Caire demeure la capitale incontestée du cinéma dans le monde arabe, il est très rare d'y voir, dans les salles, autre chose que des films égyptiens… ou américains. Près d'une vingtaine de films arabes ont donc été projetés que ce soit dans le cadre de la sélection arabe, celle du film numérique, la compétition officielle ou hors sélection en hommage à leurs réalisateurs, membres des différents jurys. Les Algériens, ayant eu l'occasion d'apprécier par eux-mêmes le film de Djamila Sahraoui Barakat, qui a remporté en partage avec l'Egyptienne Hala Khalil pour Qass ou Lazq (Couper coller) le prix du meilleur film de la sélection arabe, attardons-nous sur deux autres films parmi les meilleurs projetés toutes sélections confondues. L'un est tunisien, sorti cet été, et qui sera prochainement diffusé en Algérie, Talfza Jaya (La télé arrive) de Moncef Dhouib, l'autre est palestinien, sorti en 2005, de Rachid Mashharawi, El Intidar (L'attente). Palestine, capitale de l'humour noir Désabusé et poignant, El Intidar de Rachid Mashharawi est une pure fiction filmée avec l'austérité délibérée d'un documentaire, l'histoire d'un réalisateur qui se retrouve embarqué contre son gré dans une « balade » à travers les camps de réfugiés palestiniens en Jordanie, Syrie et Liban. La mission que lui impose le très enthousiaste directeur du futur Théâtre national palestinien en construction à Ghaza est de faire un casting dans les camps de réfugiés pour choisir parmi les acteurs professionnels ou amateurs ceux qui feraient partie de la troupe du théâtre en gestation. Il part donc avec une journaliste star de la télé palestinienne qui n'a plus émis depuis qu'elle a été bombardée et d'un jeune cameraman qui n'a jamais quitté de sa vie Ghaza. Mais la petite équipe se retrouve très vite débordée à chaque halte dans les camps par des flots d'hommes et de femmes de tous les âges qui viennent passer le casting seulement pour pouvoir retourner en Palestine. Ce qui ne fait que raviver le cynisme du réalisateur, très peu aimable avec tous ces Palestiniens dévorés par la nostalgie, le déracinement et aussi la misère noire. Le face-à-face est brutal et donne lieu à des scènes aussi drôles que poignantes et on passe, comme rarement dans un film, du fou rire aux larmes. Car débordé par les centaines de personnes qui attendent patiemment leur tour face à la caméra, le réalisateur finit par demander à chacun d'exprimer « l'idée de l'attente ». Ce qui, paradoxalement – ou peut-être justement – énerve et déstabilise beaucoup d'entre eux. Naître et vivre dans l'attente d'un retour qui n'arrive jamais, le quotidien aussi banal que douloureux de quatre millions de réfugiés palestiniens, voilà ce que nous fait vivre intimement et sans la moindre effusion Rachid Mashharawi dans un film aussi intelligent que sensible. Un film minimaliste, car « s'il s'agit bien d'une fiction, je ne voulais surtout pas que le spectateur ait le sentiment qu'il est en train de regarder un film », insiste Mashharawi. Grand et costaud, le crâne entièrement rasé, la lèvre charnue et l'œil vif, Rachid Mashharawi est venu cette année au Caire en tant que membre du jury de la sélection arabe. Né dans un camp de réfugiés à Ghaza, Mashharawi autodidacte, contrairement à ce que rapportent les brochures du festival, il a commencé par être artiste-peintre, sculpteur et concepteur de décors pour films. A 44 ans, il est l'auteur d'une vingtaine de films, courts et longs métrages, documentaires et fictions, dont plusieurs ont été primés dans et hors du monde arabe (notamment à Cannes pour sa fiction Haifa). « Lorsque je raille un peu les films sur la cause palestinienne dans El Intidar, je fais d'abord référence à mes propres films qui abordent tous la question palestinienne sous tous ses angles. Mais avec El Intidar, je voulais faire du cinéma expérimental, je ne voulais pas seulement faire un film politique », explique-t-il, la tête embuée dans un nuage de fumée, conscient que beaucoup d'admirateurs parmi son public ont été déroutés. D'ailleurs, immédiatement après la projection de son film, de jeunes étudiants palestiniens, présents dans la salle, l'ont pris à partie : « Votre film ne mène nulle part, vous parlez de l'attente et l'idée du retour, sacrée pour tous les Palestiniens, n'est jamais présente », lui ont-ils reproché « et puis pourquoi avoir fait un film aussi cinématographiquement pauvre ? »... Parti sur les routes des camps de réfugiés hors de Palestine, Mashharawi a délibérément embarqué avec lui une idée et non un scénario fini. Le scénario d'El Intidar s'est, en réalité, écrit et enrichi au fur et à mesure du tournage et des auditions, les conditions mêmes de la fabrication du film devenant partie intégrante de la fiction. Il en résulte un film rêche, revêche et saisissant sur les camps de réfugiés palestiniens, à tel point que beaucoup de gens parmi le public ont demandé, très sincèrement au réalisateur, s'il n'avait pas « exagéré le trait en dépeignant les camps »… Non leur a-t-il répondu, « la situation dans les camps de réfugiés, surtout ceux du Liban, est bien pire que ce vous venez de voir ». Moncef Dhouib est de ces réalisateurs tunisiens qui nous avaient, à la fin des années 1980, début 1990, gratiné avec ces films dits « courageux » qui s'attaquaient frontalement aux tabous du monde arabe, exposant de manière crue « les maux de nos pays : misère, bas-fonds, marginalité, indigence sexuelle, drogue », notamment dans son premier film Soltane el Mdina qui avait fait scandale en 1992, les critiques lui ayant reproché ici même au Festival du Caire de « brosser une image délibérément malveillante de la Tunisie et des pays arabes en général ». Rien de bien original jusque-là, mais ce qu'il y a d'intéressant avec ce réalisateur, c'est que la violence des critiques – on lui a même reproché de faire partie du complot sioniste contre les Arabes – l'a poussé à s'interroger sur ses réalisations et sur l'image que l'on produit dans le cinéma arabe de nous-mêmes et des échos qu'elle suscite auprès du public : « En voulant faire dans la provocation, dans la dénonciation, nous avons souvent produit des films qui falsifiaient eux-mêmes la réalité tout en brandissant l'étendard du parler vrai et sur les trois grands tabous de nos sociétés, le sexe, la religion et la politique, nous n'avons en réalité qu'enfoncé celui du sexe, le plus facile au fond à aborder et nous n'avons fait que créer un nouveau conformisme », dit ce réalisateur grande gueule et tête blanche qui nous a servi le film le plus frais et le plus drôle de tous les films arabes présents au Festival. Un film voulu comme une réponse à la pluie de critiques qui s'était abattue sur Soltane el Mdina et où le cinéaste décide d'explorer « le monde de ceux qui pensent produire de l'image positive, celui de nos autorités officielles à travers nos médias et télévisions publiques ». Miroir hilarant de nos turpitudes Talfza Jaya nous embarque donc au fin fond de la Tunisie, loin de la carte postale que l'on connaît, dans un minuscule village du sud du pays où les autorités locales célèbrent dans la plus pure tradition de nos pays sous dictature Yaoum el Chajara en attendant la prochaine initiative. Jusqu'au jour où le ministère de la Culture appelle pour informer les autorités locales de l'arrivée imminente d'une équipe de télévision allemande, et là, branle-bas de combat, les préparatifs de ce grand événement mettent le maire, son comité municipal et le village entier sens dessus dessous. Talfza Jaya est une farce où la langue est magnifiquement utilisée, où l'on rit de nous, de nos autorités, de notre rapport à l'Occident mais aussi de nos rapports tumultueux de Maghrébins face à l'Orient et l'Egypte, car dans leur désir d'en jeter plein aux yeux à la télévision des Allemands, les villageois vont chercher un producteur égyptien, délicat et raffiné, pour lui confier la mission d'embellissement de l'ancestrale culture locale… Produit à petit budget, uniquement grâce à des fonds publics tunisiens, le film n'a pas été censuré au pays de Benali, « peut-être à cause de l'humour qui met toujours de la distance et fait mieux passer les choses, peut-être à cause du fait que les événements sont censés se passer dans les années 1970 », explique Moncef Dhouib qui est ravi de l'accueil dans son pays. Car pour le distribuer, c'est lui-même qui a pris son film, avant même qu'il ne soit projeté à Tunis. « En Tunisie, il y a 14 salles de cinéma en tout, dont 12 sont au centre-ville de la capitale, cela veut dire que 99% du pays ne sont pas arrosés par la distribution ». Pour Moncef Dhouib, l'état de désolation dans lequel se trouve le cinéma arabe est aussi de la responsabilité des cinéastes eux-mêmes, « ce cercle de pleureuses qui passent leur temps à parler des difficultés qu'ils rencontrent, réelles il est vrai, mais qui sont tout aussi responsables dans la désertion du public ». Et si, comme dans son film, Dhouib n'a pas la langue dans la poche, c'est parce qu'il est le premier à se fustiger : « Dans ma course vers la gloire, sincère il est vrai, je courais les Festivals à la recherche des prix, je voulais la reconnaissance car elle veut dire la visibilité, j'attaquais les sujets dits épineux, je voulais montrer que je n'étais pas une mauviette et j'ai oublié l'essentiel, la raison d'être du cinéma, c'est d'abord le public ».