En dépit du fait que les réformes politiques et économiques se font de manière lente, désordonnée et bien souvent en l'absence du volontarisme requis pour d'aussi importants projets de société, on voit tout de même se réaliser dans ce pays de grands changements systémiques qui préfigurent l'Algérie de demain. La percée de l'entreprise privée, la place de plus en plus importante qu'occupe la femme algérienne dans l'activité économique et sociale et la recomposition du champ des élites constituent autant de signes avant-coureurs d'une profonde mutation de la société algérienne. Les réformes entreprises au cours de ces quinze dernières années ont en effet complètement chamboulé le champ des élites d'où ont surgi de nouvelles compétences politiques, syndicales, médiatiques, mais aussi et surtout managériales. Si durant les décennies 70 et 80, les élites les plus en vue provenaient des sphères politique (FLN) et économique (secteur public), d'où émanaient l'essentiel de la direction politique du pays et les puissants directeurs des sociétés nationales, l'apparition du multipartisme à la faveur de la Constitution de 1989 et l'ouverture de l'économie engagée peu après ont effectivement ouvert la voie à de nouvelles élites auxquelles furent offertes l'occasion de s'affirmer en dehors des voies tracées par le système socialiste. Au plan politique et syndical, on assistera à l'émergence d'élites de diverses sensibilités, qui n'auraient à l'évidence jamais eu de chance de s'affirmer dans le cadre d'un système encadré par un parti unique. De cette ouverture du champ politique et syndical sont nées des élites qui encadrent aujourd'hui, en dépit de toutes les difficultés rencontrées, des partis politiques de différentes tendances et une quarantaine de syndicats autonomes qui influent sur le cours de la vie politique et sociale du pays. Il est toutefois utile de remarquer que l'émergence des élites en question s'est souvent faite au détriment de l'ex-parti unique qui fut pendant de longues années l'unique tremplin vers la haute hiérarchie politique et syndicale. Vidé de bon nombre de ses cadres qui ont créé leur propre organisation politique ou rejoint de nouvelles associations syndicales, l'ex-parti unique a usé dans l'exercice du pouvoir l'essentiel de ses élites. Incapable de se réformer en donnant notamment leur chance aux jeunes militants, le parti FLN et ses démembrements (UGTA, UNPA, UNFA) n'ont pratiquement plus d'élites nouvelles à faire valoir en cas de compétition électorale loyale. Celles qu'on a pu faire passer à la faveur d'élections bien souvent contestées éprouvent d'énormes difficultés à mener à bien leurs missions en raison de l'illégitimité de leurs pouvoirs que les citoyens ne manqueront pas de leur rappeler de façon larvée ou franchement déclarée. Elites managériales De très nombreuses élites politiques, syndicales, journalistes et autres nées à la faveur de l'ouverture de 1988 occupent aujourd'hui le devant de la scène médiatique. Mais l'émergence la plus spectaculaire est certainement celle des élites managériales apparues à la faveur de l'ouverture économique. L'économie de marché a en effet entraîné un net déclin du secteur public économique et de ses élites (directeurs généraux de sociétés nationales) qui avaient, on s'en souvient, occupé le devant de la scène durant l'ère socialiste. La dissolution de plusieurs centaines d'entreprises publiques nationales et locales tout au long de la décennie 90 et les coups portés à bon nombre de leurs directeurs par la justice ont fortement laminé cette corporation d'élites de gestionnaires cooptés. Le résultat en est qu'aujourd'hui, les PDG des entreprises nationales occupent une place beaucoup plus en retrait que par le passé dans le champ des élites. Les chefs des entreprises privées qui n'avaient pas, du temps de la toute puissance des sociétés nationales, le droit de cité auraient même tendance aujourd'hui à leur ravir la vedette. Car, à la stérilité du champ des élites politiques on peut, a contrario, opposer la grande fécondité du champ des élites économiques, qui a produit au cours de ces dix dernières années de nombreuses élites qui sont en train de prendre progressivement en main les destinées d'une économie en phase avancée de libéralisation. En effet, si du côté des élites politiques on constate un certain marasme, du côté des élites managériales on observe, au contraire, un réel dynamisme matérialisé par l'émergence d'élites de valeur parmi lesquelles on peut citer Issad Rabrab, Omar Ramdane, Reda Hamiani, Ali Haddad, Slimane Aït Yala, Abdelmadjid Kerrar, Taieb Ezzraïmi, Hakim Cherfaoui, Moncef Saïd, Slim Othmani et bien d'autres entrepreneurs aujourd'hui bien connus des Algériens. Les femmes ne sont pas en reste puisqu'elles sont de plus en plus nombreuses à intégrer le champ des élites économiques. Les patronnes d'entreprises qu'elles ont elles-mêmes créées ou qu'elles gèrent pour le compte de tiers sont aujourd'hui légion et tout porte à croire qu'elles le seront davantage dans les prochaines années. L'Association algérienne des femmes entrepreneurs (SEVE) en a recensé en 2002 un peu plus de 400 et leur nombre ne cesse d'augmenter, aidé en cela par les dispositifs étatiques d'aide à la création d'entreprises (ANDI, CALPI, ANSEJ). Le dispositif d'aide à l'emploi des jeunes aurait, croit-on savoir, participé cette année à la création d'environ 4000 micro-entreprises au profit de jeunes femmes. Ces élites en ascension, plus particulièrement celles nées dans le sillage de l'ouverture économique, pourront-elles prendre un jour le relais des élites politiques en poste ? Les sphères politique et économique n'étant pas cloisonnées, assistera-t-on dans un proche avenir à l'implication des élites économiques dans le monde politique, plus précisément encore dans l'exercice direct du pouvoir ? Les grandes ruptures systémiques qui sont en train de s'opérer dans les secteurs clés de la vie économique et sociale confèrent à notre sens une certaine pertinence à la question.