Henri Groués, dit l'abbé Pierre, s'est éteint hier à l'âge de 94 ans. Une longue vie, une vie bien remplie au terme de laquelle cet homme d'exception pouvait, en paraphrasant le poète chilien Pablo Neruda, avoir vécu. Et même pleinement. L'abbé Pierre était devenu un icone français, mais sa personnalité était également familière au monde. Cet homme d'église, qui fut un grand résistant lorsque son pays était sous occupation allemande, se lança dans le combat politique à la fin de la Seconde Guerre mondiale et il put alors se faire élire député. En fait, l'abbé Pierre – c'était son nom de combattant dans la résistance – avait une vocation : celle de l'action humanitaire. Il fonde les Compagnons d'Emmaüs, une association laïque qui s'assigne l'objectif de redonner le sens de la dignité aux exclus de la société française. A ces laissés-pour-compte, l'abbé Pierre propose de se réinsérer dans la vie économique en récupérant et en revendant des objets utilitaires abandonnés par les couches aisées. Cette action restera emblématique de la méthode mise en œuvre par ce curé que la vie avait rapproché des démunis. Il n'y avait, pour autant, rien de messianique dans une telle entreprise qui faisait apparaître tout entier l'abbé Pierre dans la posture – qu'il conservera toute sa vie – d'un humaniste indigné, et plus encore révolté, par la plus forte injustice imposée à ses semblables. Cette révolte atteindra son point culminant lors du terrible hiver 1954 qui vit mourir de froid, des sans-abri, dans la totale indifférence des nantis. Il avait fallu, dans ce contexte dramatique, un homme de tempérament et de cœur comme l'abbé Pierre pour secouer les réticences et réveiller des consciences engourdies par un égoïsme outré. Rien ne résume et ne définit mieux l'abbé Pierre que ce terrible épisode de l'hiver 1954. Il faisait tout cela pour les autres et il le fit toute sa vie avec une fidélité, une conviction hors du commun. Dans l'histoire de l'Eglise française, l'abbé Pierre ne peut être comparé qu'avec saint Vincent de Paul, connu comme l'aumônier des galériens, avec lequel il partageait une poignante compassion pour les orphelins. Rencontrant le cardinal Duval à Alger, l'abbé Pierre lui avait recommandé de rester particulièrement vigilant à la détresse des enfants. A cet homme d'action et de caractère que les circonstances de la vie avaient endurci, rien n'était plus odieux et insoutenable que le spectacle de l'innocence blessée. Et pour défendre ce en quoi il croyait, il n'avait pas hésité à payer de sa personne, manquant d'y laisser la vie lors de voyages en Inde et en Amérique du Sud. Ces accidents ne furent rien pour cet homme qui incarnait la générosité, en comparaison des foudres qui s'abattirent sur lui lorsqu'il apporta son soutien au philosophe français Roger Garaudy, communiste converti à l'Islam auquel était intenté un procès pour négationnisme. Ce fut pour l'abbé Pierre, déjà au soir de sa vie en 1996, une épreuve douloureuse qui se solda par son exclusion spectaculaire de la Ligue contre le racisme et l'antisémitisme. Une cabale à laquelle les lobbies sionistes de France n'étaient à l'évidence pas étrangers. Avec le recul, maintenant que l'homme n'est plus de ce monde, qui peut croire que l'abbé Pierre, quasi engoncé dans un halo de sainteté, ait pu faire preuve d'ambiguïté, lui qui affirmait ne craindre que Dieu ? Et conservant son amitié à Garaudy, il avait transcendé les idéologies pour se montrer le frère des hommes qu'il avait toujours été.