Les manifestations, qui se déroulent au Liban depuis le mois de mars 2005, ont perdu leur caractère plutôt bon enfant, et toujours pacifique. Tout, jusqu'à présent, se passait sans heurt, même si aussi bien le gouvernement que l'opposition en faisaient des démonstrations de force. Une occasion de compter ses partisans et d'en enregistrer d'autres, parce que les Libanais, réellement marqués par des années de guerre civile, entendent rompre avec ce passé ; « Mais comment aller vers une réelle démocratie ? », doivent-ils se dire, eux qui ressentent les contraintes et les limites du système politique en vigueur depuis l'indépendance de leur pays en 1943. Jeudi, il y a eu mort d'homme dans les rues de Beyrouth qui n'a pas heureusement retrouvé sa ligne de démarcation et ses fameux quartiers qui étaient en fait autant d'Etats dans l'Etat. Les nerfs étaient chauffés à blanc, et les manifestants des deux bords en sont venus aux mains, même si, dans celles-ci, il y avait des gourdins. Mais aussi des armes à feu, entre les mains de tireurs isolés. De la préméditation ? Pourquoi pas ? Quoi qu'on en dise, le bilan est lourd : quatre personnes ont été tuées et plus de 150 blessées dans ces violences entre opposants et partisans du gouvernement dans plusieurs quartiers musulmans de Beyrouth, a indiqué hier la police, parlant de « heurts et combats de rue entre sunnites et chiites ». Les affrontements à coups de pierres et de bâtons entre partisans de l'opposition et ceux du gouvernement avaient commencé à l'université arabe, dans le sud de Beyrouth. Puis, les émeutes se sont étendues aux quartiers limitrophes et à d'autres secteurs peuplés de sunnites et de chiites, où des groupes de jeunes casseurs ont incendié voitures et pneus. L'armée, qui a immédiatement déployé des centaines de soldats appuyés par des blindés, ainsi que des unités de commandos spéciales, a ensuite décrété un couvre-feu nocturne dans la capitale. Ces affrontements, d'une ampleur sans précédent entre sunnites et chiites depuis la guerre civile (1975-1990), ont embrasé plusieurs quartiers à majorité musulmane de Beyrouth durant tout l'après-midi, avant qu'un couvre-feu soit imposé par l'armée. Quelques heures après la levée du couvre-feu, le premier au Liban depuis 1996, la vie reprenait dans la capitale et les commerces ouvraient leurs portes. Mais les établissements scolaires et les universités, publics comme privés, resteront fermés jusqu'à lundi sur décision du ministre de l'Education. Dans le quartier de Zokak Al Blat, touché par les combats, seule la présence de bennes d'ordure renversées ou incendiées ainsi que de blindés de l'armée aux carrefours rappelait les violences. Les accrochages avaient commencé à l'université arabe, dans le sud de Beyrouth, entre partisans chiites de l'opposition, menée par le Hezbollah, et sunnites du gouvernement, avant de s'étendre aux quartiers voisins. L'opposition a appelé les Libanais à participer en masse aux funérailles de deux des victimes dans l'après-midi. La presse a publié les photos de tireurs embusqués sur les toits des immeubles, qui ne sont pas sans rappeler ceux qui ont fait de nombreuses victimes lors de la guerre civile. Les dirigeants des deux camps ont appelé dès jeudi soir leurs partisans à quitter les rues pour éviter une déflagration générale. « Tout le monde devrait évacuer les rues, rester calme et laisser la place à l'armée et aux forces de sécurité », a dit le chef du Hezbollah chiite Hassan Nasrallah qui, fait inhabituel, a édicté à cet effet une fatwa (décret religieux). Le chef de la majorité parlementaire, le leader sunnite Saâd Hariri, a lancé un appel similaire, exhortant ses partisans à « ne pas répondre aux provocations de ceux qui veulent semer les troubles pour saboter les résultats positifs de la conférence internationale d'aide au Liban ». Ce n'est pas un hasard du calendrier, puisque les manifestations étaient prévues ce jour-là, les violences ont secoué Beyrouth au moment où se tenait à Paris cette conférence, visant à renflouer l'économie libanaise et à apporter le soutien des puissances occidentales au chef du gouvernement Fouad Siniora, une différence importante au moment où le chef de l'Etat libanais se retrouve lui boycotté et marginalisé. Confronté depuis près de deux mois à une fronde de l'opposition qui réclame sa démission, M. Siniora a lancé depuis Paris un appel à la « sagesse » des Libanais, leur demandant de « refuser l'escalade ». La crise actuelle a démarré par la démission en novembre des six ministres, dont les cinq chiites, et l'opposition réclame depuis un droit de veto au sein du gouvernement ou ce qu'on appelle communément une minorité de blocage. Toutefois, l'opposition a un visage, et ce n'est pas celui que des Libanais et des puissances occidentales croyaient pouvoir lui imposer. Elle n'a pas un nom ou de confession précis, puisqu'on trouve en son sein différentes tendances, ce qui lui confère un caractère réellement national, et fausse un certain nombre de calculs dans un pays où la tendance à classer les gens par rapport à leurs convictions politiques est toujours forte. La question du Liban comporte trop d'enjeux pour se suffire par exemple de pro et d'anti-syriens. Ce sont les faits qui le prouvent.