L'Algérie est un pays miné par la corruption. » Le propos indigné n'est ni d'un imam révulsé par la corruption morale des croyants, ni d'un partisan de l'éthique publique outré par la floraison des transactions transgressives, mais celui du président Abdelaziz Bouteflika, lâché lors d'un meeting tenu le 30 août 1999. Le constat dressé sans complaisance ne paraît pas avoir nettement changé depuis. Les chiffres officiels des dommages financiers causés par les affaires de grande corruption de ces sept dernières années ne manquent pas, qui valident cette sentence — au demeurant admise de tous. Les préjudices occasionnés par les transactions corrompues opérées dans les banques publiques au cours de la seule année 2005 ont atteint, selon un rapport de la police judiciaire, le montant de 231 milliards de dinars, soit près de 2,5 milliards d'euros (El Watan, 9 décembre 2006) ! L'affaire paradigmatique du groupe Khalifa, actuellement en procès au tribunal criminel de Blida, a causé, deux ans plus tôt, un dommage financier estimé à 2,5 milliards de dollars ; en septembre 2004, le doyen des juges chargé de l'instruction du dossier l'avait, de son vivant, évalué à près de 7 milliards de dollars (El Watan, 5 septembre 2004). Les pertes enregistrées par le « l'empire Khalifa » seraient, selon le fameux rapport établi par la DGSE française en 2002, de l'ordre de 500 millions d'euros par an. Le transfert illicite de capitaux opéré de l'Algérie vers l'étranger par la banque privée entre 1999 et 2003 serait — selon les documents remis par le liquidateur d'El Khalifa Bank à la justice française — de l'ordre de 689 millions d'euros (Le Monde, 9 février 2005). L'affaire, obscure entre toutes, dite d'« exportation des métaux ferreux et non ferreux » aurait, elle aussi, coûté entre 1994 et 2000 plusieurs milliards de dollars de préjudices au Trésor public… En dépit de leurs différences, ces affaires de corruption aggravée semblent partager le même dénominateur commun : l'évasion systématique des capitaux de l'Etat rentier algérien vers l'étranger. La corruption, on le sait, peut être une importante source de formation du capital. La vraie question — notait Jospeh Nye dans une étude canonique sur l'analyse des coûts-bénéfices de la corruption (American Political Science Review, juin 1967) — est de savoir si le capital ci-devant accumulé par la corruption sera investi dans la promotion du développement économique ou placé dans les banques suisses. Les opérateurs du marché algérien de la corruption, eux, semblent, pour l'essentiel, s'inscrire dans la deuxième option. La corruption qui sévit en Algérie n'est pas qu'une histoire de coups extraordinaires ; elle est aussi une affaire de routine solidement instituée comme l'attestent la banalisation morale volens nolens des pratiques de la tchippa (commission, pot-de-vin), de la prédation des biens publics, de l'évasion fiscale, de la rétribution indue d'un service public rendu (cadeaux), du trafic d'influence, de la marchandisation du vote, etc. Partout, des communes municipales aux administrations ministérielles en passant par les entreprises publiques, ces pratiques illégales sont consacrées et de plus en plus soutenues par des dispositifs moraux du type « li a'dharura ahkam ». Bref, parvenue à ce stade, la corruption devient immanente au système de gouvernement au moins autant qu'au régime social. La question est de savoir quels effets politiques génère ce fléau dans le corps social algérien ? On peut, en suivant la typologie forgée par Michael Johnston dans un texte célèbre (Comparative Politics, juillet 1986), appréhender la corruption — qu'elle soit extraordinaire ou routinière — sur la base des effets politiques intégratifs ou dés-intégratifs par elle produits. Un critère pertinent permet de les analyser : l'attractivité et l'ouverture des réseaux de corruption. Plus les réseaux sont inclusifs et ouverts aux outsiders, plus les effets de la corruption seraient intégratifs ; plus ils sont exclusifs et fermés, plus les effets de la corruption seraient dés-intégratifs. Khalifa l'a d'ailleurs très bien expérimenté : en redistribuant les bénéfices de son entreprise aussi bien à la nomenklatura du régime qu'aux exclus du système, qui par des revenus faramineux, qui par des Master Card à débit illimité, qui par sh'kara (sacs d'argent), qui par des prises en charge à l'étranger, qui par des taux d'intérêt captivants, qui par des cadeaux, qui par des emplois grassement rémunérés, il s'est assuré la sympathie, l'adhésion et le silence, quatre années durant, du régime politique et de la « société civile » tout ensemble. Deux facteurs clés jouent pleinement ici : l'importance du marché de la corruption par rapport au volume de l'économie et l'attractivité des opportunités alternatives de réalisation de bénéfices politiques et économiques. Plus la part du volume de l'échange corrompu est relativement importante par rapport à la taille de l'économie, plus s'affaiblit l'attractivité des opportunités alternatives (en l'espèce, la valorisation du gain rapide et la dépréciation de l'éthique du travail et de l'accumulation), plus se mesure l'efficace des effets intégratifs de la corruption. Ici surgit une question : si le recours à la corruption devient en Algérie un modus operandi aussi fréquent que banalisé, n'est-ce pas parce que la corruption procède ultimement d'un système politique informel tendant à adoucir les rapports entre gouvernants et gouvernés ? Dans ce cas de figure, ce n'est plus vraiment la corruption qui, en soi, pose problème mais la distribution des bénéfices auxquels celle-ci donne accès.