Le procès Khalifa a repris hier au tribunal criminel de Blida, avec les plaidoiries de la partie civile. La présidente informe les accusés en liberté qu'elle n'accepte plus leur absence à l'audience. Elle menace même de recourir à leur mise au box des accusés (concernés par la prise de corps), au cas où ils ne répondraient pas à l'appel. Elle s'adresse aux avocats et leur fait savoir que des personnes non citées dans l'arrêt de renvoi se sont présentées à l'audience pour se constituer partie civile, précisant que le parquet général et la défense ont le droit de contester, mais le dernier avis revient au tribunal. Me Ablaoui conteste la constitution du liquidateur en tant que partie civile, alors que la liquidation n'a pas pris fin. La présidente : « La remarque est anticipée. Elle sera discutée lorsque nous ouvrirons les portes de l'action civile. A cet instant, nous abordons le volet de la constitution de la partie civile seulement. » LES COMPLICES DE RAK Le procureur général soulève la question des avocats qui ne plaident pas alors qu'ils ont besoin d'expliquer leur constitution en tant que partie civile. La présidente : « Normalement, le tribunal n'a pas à donner des leçons de droit à qui que ce soit. Il va cependant décider de la légalité ou pas de la demande. Si la défense refuse de plaider, c'est son choix. » Me Bougrine est le premier avocat à passer à la barre pour défendre les 22 déposants (dont des émigrés), au moins une cinquantaine. Me Ksentini conteste et affirme que les déposants sont représentés par El Khalifa Bank liquidation. La juge lui fait savoir qu'il peut le dire dans sa plaidoirie, lorsque son tour viendra. Me Bougrine revient à la charge. L'avocat donne l'impression d'être dans une pièce de théâtre. Il commence par un parfait monologue impliquant tantôt ses confrères, tantôt les magistrats du tribunal, avant de clore sa plaidoirie par une longue citation coranique. Il retrace l'historique de la création de la banque et aussi celui de ses cadres dirigeants. Il note que parmi ces derniers se trouvent certains cadres ayant déjà été jugés et condamnés dans le scandale de la Banque de développement local (BDL) durant les années 1976 et 1977. Mais, dit-il, dans l'affaire Khalifa, le PDG a pris la fuite pour se réfugier en Grande-Bretagne, au lieu de venir présenter une seule preuve de son innocence. Il revient sur les complicités dont a eu à bénéficier Abdelmoumen Khalifa pour lancer sa banque avec des actes constitutifs douteux et un capital constitué en grande partie par un prêt de 350 millions de dinars, accordé par la BDL Staouéli, grâce à ses amis. Il s'interroge pourquoi Abdelmoumen a-t-il laissé les banques de Chéraga, où il avait sa pharmacie, pour venir jusqu'à Staouéli demander un crédit et ouvrir un compte, si ce n'est pas pour les complicités avec certains cadres de cette institution, dont Mohamed Nanouche, en fuite, qui ont accepté des actes d'hypothèque douteux. Selon l'avocat, Abdelmoumen a bénéficié « du piston et du cousinage » à la Banque d'Algérie, qui lui a donné l'agrément, alors qu'il n'avait même pas libéré son capital. « Pourquoi ont-ils eu peur de la justice ? Ont-ils une conscience ? », se demande Me Bougrine en parlant des dirigeants d'El Khalifa Bank, actuellement en fuite. Il s'est également demandé où était la Banque d'Algérie entre 1998 et 2003 et pourquoi les dix rapports, dont cinq sous le mandat de Abdelwahab Keramane et 5 autres sous celui de Laksassi, n'ont pas attiré l'attention des autorités. « Keramane, au lieu de sanctionner El Khalifa Bank, l'invite dans son bureau et lui demande de corriger la situation. La commission bancaire, composée de magistrats de la Cour suprême, met aux oubliettes les rapports et ce sont les pauvres déposants qui seront par la suite à plaindre. » L'avocat présente la banque comme un triangle, dont le sommet « est l'agence de Chéraga, l'angle droit l'agence d'El Harrach et l'angle gauche celle des Abattoirs, là où les clients étaient égorgés et dépecés ». Me Bougrine révèle qu'un de ses clients n'a pu transférer ses fonds en dépit des lettres adressées à Réda Guellimi, le fondé de pouvoir d'El Khalifa Bank. Il étonne l'audience en citant les noms des personnes ayant bénéficié de cartes de paiement électronique en devises. « Nadjia Guellimi, avec une Standard, (cliente de l'agence de la direction générale), avec un plafond de 5000 euros, Amar Guellimi, la Gold, avec un plafond de 5000 euros, Lynda Benouis, la Platinum, avec un plafond de 10 000 euros, Djamel Guellimi, 5000 euros, Abdelmadjid Tebboune 10 000 euros, Farid Lamari (fils de l'ancien chef d'état-major, le général de corps d'armée, Mohamed Lamari), Abdelmalek Sassi (général à la retraite) 10 000 euros, Mehdi Sofiane Bouteflika (neveu du président Bouteflika) 3800 dollars et la liste est encore longue. Cet argent est celui du peuple. La villa de Cannes que Abdelmoumen a achetée avec les fonds des déposants a servi à recevoir trois cents invités à l'occasion du lancement de la chaîne de télévision KTV. Durant cette soirée, 15 millions d'euros ont été distribués dans des enveloppes aux invités de marque de Abdelmoumen, à raison de 5000 euros par personne. De l'argent qui, faut-il le reconnaître, a bénéficié à l'économie française. » 15 millions d'euros distribués aux invités à Cannes L'avocat rappelle au tribunal la volonté de Gérard Depardieu, l'acteur français, à prendre 4 ha de vignoble à l'ouest du pays et ce n'est, dit-il, que grâce à l'intervention des moudjahidine de Aïn Témouchent que ce projet est tombé à l'eau. Il aborde également le montant de 609 000 euros appartenant à l'ancien directeur de l'école de police de Aïn Bénian, Foudad Adda, qui, selon Me Bougrine, n'a jamais été rapatrié. Il cite également la remise par Abdelmoumen Khalifa d'une somme de 1 million d'euros à Yasmine Keramane, nièce de l'ancien gouverneur de la Banque d'Algérie, pour servir à l'ouverture d'une ligne aérienne Alger-Milan, mais qui n'a jamais vu le jour. Il rappelle aussi les achats d'appartements dans plusieurs quartiers huppés parisiens, pour des personnalités algériennes, mais aussi de l'habillement auprès des grandes marques Givenchy, Ungaro, Gauthier, ou encore des montre dont une seule lui a coûté 12 000 dollars US et enfin le salaire d'un conseiller à l'habillement qui dépassait, selon l'avocat, l'équivalent de 500 000 DA. « Toutes ces dépenses énormes étaient payées avec l'argent des déposants », explique Me Bougrine. Pour ce dernier, Abdelmoumen ne peut être le seul stratège de cette diabolique opération. Il relève que le personnage Ragheb Echamâa y a une grande part de responsabilité, du fait qu'il était son conseiller le plus proche. Le parcours de ce personnage, ajoute l'avocat, suscite de nombreuses questions. « On le retrouve partout, en Martinique, aux Iles Comores et à Abou Dhabi où il est le conseiller du roi. Il percevait un salaire de 50 000 euros pour services rendus à Abdelmoumen. Nous sommes face à un séisme de magnitude 9,5. C'est pire que le tsunami qui a dévasté l'Indonésie et les victimes se comptent parmi le petit peuple. Du 27 novembre 2002, date du gel du commerce extérieur d'El Khalifa Bank, au 23 février 2003, date de l'installation de l'administrateur, 10,2 millions d'euros et 10,5 millions de dollars ont été transférés par El Khalifa Bank. Comment ces mouvements ont pu être effectués sans justification ? Durant cette période, également, de nombreuses hôtesses et stewards faisaient sortir dans leurs bagages des montants en devises au profit de Abdelmoumen, et lorsque ce dernier veut fuir le pays, il passe par le salon d'honneur de l'aéroport d'Alger. Il y a trop d'ombre autour de l'affaire Khalifa », déclare l'avocat, avant de rappeler l'exécution, en 1967, d'un banquier qui avait détourné la somme de 10 000 DA, précisant que 30 ans après, c'est l'Algérie entière qui est saignée. Me Bougrine termine en appelant Abdelmoumen de venir présenter au moins une seule preuve qui pourrait l'innocenter et d'arrêter d'accabler le Président. Me Mechri Mechri, avocat de l'OPGI de Aïn Témouchent, parle d'escroquerie et d'abus de confiance avéré de la part des dirigeants de la banque, ce qui a causé un préjudice énorme à l'office. Me Brahimi Fayçal, agissant au nom des OPGI de Relizane et de Béchar, estime que les vraies parties qui doivent animer le procès ce sont les véritables parties civiles citées dans l'arrêt de renvoi. Il s'interroge sur la citation de Moncef Badsi, liquidateur d'El Khalifa Bank, par le tribunal tantôt comme témoin, tantôt comme technicien et tantôt comme partie civile. « J'accepte la qualification de technicien de par ses connaissances, mais il ne peut être partie civile. Je vois mal comment le liquidateur peut se mettre à côté des déposants. Quel dommage a subi El Khalifa Bank à l'heure actuelle, avant que la liquidation ne prenne fin ? » L'avocat salue la chronologie adoptée par le tribunal dans la gestion du procès et qui a permis de révéler des vérités occultées par l'instruction, précisant n'être pas convaincu que l'empire Khalifa soit construit uniquement par Abdelmoumen. Il s'est attardé sur le fameux rapport disparu du bureau du ministre des Finances, Mourad Medelci, et qui aurait pu, selon Me Brahimi, freiner la catastrophe. Me Boumadi Omar, avocat du Cneru Sétif, déclare que son entreprise a été victime d'une escroquerie qui lui a coûté 80 millions de dinars. Me Youcefi, avocat de l'OPGI de Sétif, estime avoir été mis en confiance par l'agrément remis à El Khalifa Bank par la Banque d'Algérie, pour déposer 400 millions de dinars et les perdre par la suite. Me Moncef, avocat des Moulins des Bibans, dépendant de l'Eriad Sétif, affirme avoir perdu 100 millions de dinars, alors que Me Houadjli Réda, avocat de l'EPLF de Boumerdès, note avoir enregistré une perte de 45 millions de dinars. Celle-ci, dit-il, aurait pu être plus importante, si ce n'est la décision de la direction générale de ne placer que ce montant et d'investir le reste dans les achats de terrains pour la réalisation de logements. Pour lui, Abdelmoumen avait la liberté d'agir et était tellement soutenu, qu'il était devenu un super-ministre. « Il ne possédait rien. Il louait toutes les agences, et la seule chose qu'il achetait, c'étaient les hommes. Aucun membre de la commission bancaire ne nous a convaincus sur le rôle qu'il a joué dans cette affaire », conclue-t-il. Me Mustapha, de l'EGT de Ghardaïa, estime que son entreprise a perdu 190 millions de dinars, à cause de la confiance qu'elle avait en les institutions de l'Etat qui ont agréé Khalifa. « Dans ce pays, nous avons été habitués à ces pratiques d'escroquerie. Une femme algérienne vient d'Italie et déclare qu'elle possède une banque suisse. Elle est reçue sur un tapis rouge par toutes les autorités à Alger et à Oran, pour l'inviter dans les plus grands hôtels. Elle part et laisse derrière elle des factures astronomiques. Aucun des responsables ne s'est cassé la tête pour vérifier ses affirmations. » Me Daoudi, avocat du PDG de l'ENAGEO, dépendant de Sonatrach, et inculpé dans cette affaire, du holding parapétrolier, et de l'ENSP, dépendant de Sonatrach, intervient au nom de ces deux dernières entreprises. Le procureur général lui fait rappeler qu'il ne peut plaider pour un inculpé lié à Sonatrach, et en même temps pour celle-ci, en tant que partie civile. L'avocat tente de démontrer le contraire, mais la présidente refuse sa constitution. Il laisse la place à Me Gartili, avocat des OPGI de Skikda et Mila. Il déclare d'emblée refuser de citer le nom de Abdelmoumen car, selon lui, il n'est pas un « moumen » (croyant). L'avocat va très loin. Il affirme : « Nous sommes sortis d'une forme de terrorisme pour tomber entre les mains d'un terroriste d'un autre genre qui nous a fait perdre 550 millions de dinars. La banque n'a rien d'une banque. » Me Hassid Mohamed Saïd, avocat de l'OPGI de Tipaza, note que la garantie de l'office pour placer ses 200 millions de dinars, perdus, à Khalifa a été l'agrément de la Banque d'Algérie. Il conteste lui aussi la constitution de la liquidation en tant que partie civile. La présidente refuse la constitution du directeur financier de l'OPGI de Boumerdès en tant que partie civile, dans l'affaire. Me Aït Ammar, avocat des entreprises ENAOG, ENSI et ENTMV, qui ont placé chacune 100 millions de dinars, insiste sur le fait que les responsables ont fait une étude avant de placer leurs fonds. « Nous sommes des entreprises économiques qui ont des droits. Lorsqu'un responsable connaît son métier, il refuse de se laisser faire et les exemples de démissions sont nombreux. Lorsqu'il l'ignore, il entre dans des compromissions », dit-il. Me Fayçal, avocat des OPGI de Mascara et de Djelfa, estime que les deux offices ont été attirés par les taux avantageux de placement pour déposer respectivement 610 millions de dinars et 100 millions de dinars. Me Zouit Ali, avocat de l'OPGI de Souk Ahras, qui a perdu 590 millions de dinars, note que l'office a été victime « d'une escroquerie fomentée par une association de malfaiteurs et dont certains responsables n'ont pas été cités dans le dossier de l'instruction. » Me Si Amer Karima, avocate de la mutuelle des travailleurs des communes et de la société privée Zerouak, affirme elle aussi que ses mandants ont été victimes d'escroquerie. Me Makhloufi Houria, avocate de l'OPGI de Bouira, qui a perdu 150 millions de dinars, estime que l'office a été attiré par le taux d'intérêt avantageux de 11% que la banque lui a accordé. Me Hadague Abdelkrim, avocat de la Caisse nationale des retraités (CNR), et dans une longue plaidoirie, parle d'un conseil interministériel du 16 mars 1997, qui encourage les entreprises à placer leur excédent de trésorerie dans les banques afin de les fructifier. La CNR a placé ses fonds en vertu d'un arrêté du 25 avril 1998. Il affirme que les pertes de la caisse ont atteint 4,80 milliards de dinars, alors que pour la seule agence de Oum El Bouaghi, les pertes ont atteint 2,08 milliards de dinars. Il explique qu'El Khalifa Bank était basée sur du faux, et de ce fait, elle était fictive. Il s'est interrogé à la fin sur l'absence de la Banque d'Algérie au moment où les dispositions de la loi sur la monnaie et le crédit étaient violées quotidiennement. Il s'est demandé aussi comment un rapport sur El Khalifa Bank puisse s'égarer dans le bureau du ministre des Finances, sans que les autorités ne réagissent. L'audience est levée avec la constitution de certains déposants venus en retard. L'audience reprendra aujourd'hui avec la poursuite des plaidoiries de la partie civile.