Hier après-midi, comme chaque année depuis 43 ans, une gerbe de fleurs a été déposée sur le pont Saint-Michel à la mémoire des manifestants algériens jetés dans la Seine, parce qu'ils manifestaient pacifiquement, à l'appel du FLN, contre le couvre-feu qui leur était imposé par le préfet de Paris, Maurice Papon. D'année en année, le cercle de ceux qui se souviennent de ces Algériens anonymes, rassemblés à Paris pour revendiquer le respect de leur dignité, s'élargit. Chaque année, de nouveaux groupes, de nouvelles associations, de nouvelles personnalités s'associent aux artisans de longue date de la lutte contre l'oubli. De nombreuses associations (Au nom de la mémoire, le MRAP, l'Association de culture berbère, le 17 Octobre contre l'oubli, la LDH, la FIDH, le FASTI, la CIMADE...), des partis politiques (le Parti communiste, les Verts, Ligue communiste révolutionnaire, Lutte ouvrière), des syndicats demandent que « cette nuit tragique du 17 octobre 1961 soit enfin reconnue et les responsabilités condamnées » par les autorités françaises ; que « le libre accès aux archives permette d'écrire son histoire et celle des guerres coloniales » et que « l'enseignement de ces événements soit introduit et développé dans les programmes et les manuels scolaires ». Les signataires de cet appel soulignent que « dans cette période où souffle sur notre pays le vent mauvais du racisme et de l'antisémitisme, il n'est pas inutile de réaffirmer que la reconnaissance des trous de mémoire de la République permettait de contribuer à la lutte contre tous les racismes et contre les discriminations. Il ne peut subsister dans notre pays une mémoire à deux vitesses : celle reconnaissant la période vichyste et celle occultant la période coloniale. » Le 17 octobre 1961 sort progressivement de l'oubli. Il a fallu, pour ce faire, plusieurs décennies de mobilisation. Des rescapés du massacre et des proches des manifestants décédés ont déposé en février 1998 une plainte pour crime contre l'humanité devant la justice française, par l'intermédiaire de la fondation du 8 Mai 1945. La plainte des familles a été rédigée, signée et déposée par Me Bentoumi, Nicole Dreyfus et Marcel Manville. Ce dernier, ami de Frantz Fanon, est décédé le 2 décembre 1998 en plein tribunal, alors qu'il s'apprêtait à plaider devant la chambre d'accusation. « La loi d'amnistie, c'est la loi de l'oubli. Les crimes contre l'humanité, par leur nature même, sont imprescriptibles et on n'a pas le droit de les oublier », soutient Nicole Dreyfus. Cette position est partagée par de nombreux hommes et femmes de loi, intellectuels, militants des droits de l'homme, hommes et femmes politiques qui demandent la levée de la prescription des actes commis pendant la guerre d'Algérie, couverts par la loi d'amnistie de 1962, et la rétroactivité de la loi sur les crimes contre l'humanité - inscrits pour la première fois dans le droit français - définis par le nouveau code pénal de 1994. Le 26 mars 1999, la justice française, en déboutant Maurice Papon, ancien préfet de Paris, de sa plainte en diffamation contre l'historien Jean-Luc Einaudi, reconnaissait officiellement, pour la première fois, le massacre de manifestants pacifiques algériens perpétré les 17 et 18 octobre 1961 par la police de Paris au nom de l'Etat français. C'était le premier pas vers une reconnaissance officielle. Maurice Papon avait intenté un procès en diffamation, qu'il avait perdu, à Jean-Luc Einaudi. Dans son livre-référence - Le 17 octobre 1961. La bataille de Paris (Editions Le Seuil, octobre 1991) - Jean-Luc Einaudi accusait l'ancien préfet de Paris d'avoir donné l'ordre de tirer sur les manifestants, rassemblés pacifiquement. Moins de deux mois plus tard, le 5 mai 1999, le Premier ministre Lionel Jospin annonçait l'ouverture des archives aux chercheurs afin de « faciliter les recherches historiques sur la manifestation organisée par le FLN, le 17 octobre 1961, et plus généralement sur les faits commis à l'encontre des Français musulmans d'Algérie durant l'année 1961 ». Lieux de mémoire Dans plusieurs villes de France, particulièrement en région parisienne, des lieux-symbole rappellent cette page de l'histoire de la lutte du peuple algérien contre la domination coloniale. La première plaque commémorative a été inaugurée par le maire de Paris, le 17 octobre 1999. Depuis, d'autres municipalités ont suivi. En effet, pour la première fois, un maire de Paris décide, non sans soulever un tollé parmi les élus de l'opposition, d'apposer, le 17 octobre 1999, une plaque commémorative à la mémoire des victimes de la manifestation noyée dans le sang. Sur la plaque déposée sur le pont Saint-Michel par Bertrand Delanoë sont inscrits ces mots : « A la mémoire des Algériens victimes de la répression sanglante lors d'une manifestation pacifique. » Une plaque commémorative sera inaugurée ce matin à 11h à Nanterre. Une gerbe de fleurs sera déposée ce matin à Saint-Denis près d'une plaque commémorative, une autre à Aubervilliers. A la Courneuve, une voie portera le nom du 17 octobre 1961. La cérémonie se déroulera cet après-midi. De nombreux débats, expositions photos, projections de films... sont organisés ici et là. Ainsi, le consulat général de Bobigny organise ce soir une projection du film Le silence du fleuve, suivi d'un débat animé par Mehdi Lallaoui (réalisateur avec Agnès Denis du film, président de l'association Au nom de la mémoire), avec la participation de 200 invités dont une quarantaine d'anciens manifestants et une exposition photos du 15 au 23 octobre. A souligner que le centre culturel algérien avait programmé, vendredi dernier, une rencontre avec Mehdi Lallaoui autour de son livre Une nuit d'octobre (Editions Alternatives 2001), avec la participation de Jean-Luc Einaudi et une lecture de textes de Les porteurs d'espoir de Jacques Charby (Editions La découverte).