Alexandre Pouchkine (1799-1837) se mesurant, au pistolet, avec un adversaire rompu aux choses de la chevalerie. Tarafa (VIe siècle), le poète stoïcien, donnant l'accolade à la mort violente au mépris de toutes les conventions de sa tribu et des conseils prodigués par ses propres amis de beuverie. Voilà qui déroge à la règle depuis que la poésie s'est mise à bivouaquer dans le cœur et l'esprit de l'homme. La tâche des poètes n'est-elle pas, avant tout, de s'escrimer à faire des vers, à livrer bataille dans un champ aussi spacieux que celui des mots ? Personne ne leur demande d'être des baroudeurs au sens propre du terme. Dans tous ses romans, Fédor Dostoïevski (1821-1881) s'était habitué aux grands espaces, mais le jour où il s'est permis de voler trop bas, malgré lui, peut-être, il devint “gauche et veule”, pour reprendre Charles Baudelaire. En effet, tant de grandeur, même dans ses moments de faiblesse, physique comme matérielle, ne lui avait servi à rien lorsqu'il fut confronté à un problème d'héritage familial. Il en est d'ailleurs mort, foudroyé par une crise d'apoplexie en 1881. Pouvait-on s'attendre à une fin si petite de la part d'un écrivain qui s'était intéressé à la condition humaine au premier chef ? L'idée de son grand roman Les frères Karamazov prenait forme en lui lorsqu'il eut vent du fameux tableau Le Christ mort du peintre allemand Holbein le jeune (1497-1553). En dépit d'une série de crises d'épilepsie qui le terrassaient alors, il n'hésita pas à faire le déplacement de Saint-Pétersbourg jusqu'à Bâle, en Allemagne, pour voir comment le thème du bien et du mal avait été traité en peinture et, bien sûr, pour compléter, en son fort intérieur, la charpente de son futur roman. Devant ce tableau aux dimensions quelque peu étranges dans toute la peinture occidentale (30 cm de longueur sur 2m de largeur, soit l'espace d'une tombe), Dostoïevski s'écria : « On y perdrait sa foi à force de le contempler ! » Le Christ, selon la tradition chrétienne, gît dans sa tombe, dans la froideur de la mort. Le tout est accentué par le jumelage d'un bleu cobalt avec de l'ocre jaune. Notre romancier s'apprêtait alors à faire la synthèse de toutes ses réflexions sur la condition de l'homme. De fait, il n'avait cessé d'y penser depuis le jour où il a échappé au peloton d'exécution en 1849 à la suite d'une mésaventure politique, en passant, plus tard, par l'exil en Sibérie, la guerre du Caucase, la pauvreté, la maladie et autres épreuves. Dostoïevski, il faut le dire, n'était pas un Jean-Paul Sartre qui, en dépit, de son existentialisme humaniste, avait sa propre manière de considérer les hommes. En effet, Sartre, ne dit-il pas dans une de ses nouvelles qu'il faut voir les hommes d'en haut pour mieux les comprendre et les apprécier à leur juste valeur ? Il n'était pas non plus Charles Baudelaire qui croyait fermement que l'homme était, à chaque fois, ramené à sa plus simple expression en ce bas monde. Comment donc, ce grand humaniste, a-t-il pu tomber dans le traquenard de la petitesse et de la mesquinerie ? « L'homme est un mystère », disait-il à son frère. Et d'ajouter avec force conviction : « Je travaille ce mystère, car je veux être un homme ! » Tout près de nous, le grand philosophe français, Louis Althusser (1918-1990), dans un moment de vulnérabilité, étrangla son épouse en 1980. Est-ce à dire que le monde de l'écriture d'une manière générale ne peut rien, parfois, contre le caractère mystérieux de l'être humain, ne parvient pas à le prémunir contre certains accès de folie ? Cette belle mécanique qu'est l'esprit finit, dans certains cas, par nous faire peur. Un petit faux geste pour voir le tout basculer dans le néant. Si les prosateurs et les poètes voient grand, ce qui est de bonne guerre, en revanche, certains d'entre eux finissent par commettre des actes irréparables. Quel dommage pour une symphonie qui s'élance, majestueusement, dans ses trois ou quatre mouvements, pour se terminer sur des phrases déplaisantes qui n'auraient rien de logique et d'harmonieux avec l'ensemble de l'édifice sonore !