Il fut un temps où la bière coulait à flots au bar de l'hôtel Saint-Georges. Pendant la guerre, un lieutenant français du genre zen et même en deçà du zen (seule une longue lettre laissée à sa fille exprimait ses pensées) ressentait dans son secret l'effroi et la fureur que suscitait en lui avec dégoût l'occupation coloniale et le rôle qu'on lui faisait jouer. Un homme certes muet de douleur cachée mais, en même temps, un artiste, auteur d'un luth incomparable, compagnon du Tour de France, corporation des meilleurs artisans qui existe depuis le Moyen-âge. Rachid Boudjedra, dans son roman Hôtel Saint-Georges, ne dit pas que ce personnage est un héros (l'ébéniste surdoué ne fabrique que des cercueils) mais l'auteur casse un sacré stéréotype : ce lieutenant français est un homme d'honneur, plus loin on tombe sur un sergent algérien à Séraïdi, voleur qui finit en prison. L'histoire nous met à l'unisson avec la fille du lieutenant, venue sur ses traces en Algérie, et comme lui séduite par le pays. Autre stéréotype renversé et absolument inédit : un Bugeaud anticolonialiste et un grand poète Victor Hugo va-t-en-guerre ! Grimaces de l'histoire ou esprit provocateur de Rachid Boudjedra, au lecteur de juger... Hôtel Saint-Georges est un roman magnifique, un tsunami littéraire de 179 pages qu'on lit d'un trait en regardant par la fenêtre la pluie tomber sur Alger. Rachid Boudjedra, devant sa feuille blanche, est pareil à un artiste de cirque : il aime la corde raide, le trapèze, la jonglerie. C'est étourdissant, toute cette féerie de portraits saisissants, telle cette grand-mère sublime qui fut dans sa jeunesse prostituée dans un bordel de Bou Saâda. Aujourd'hui, la bière coule toujours en masse, mais aussi le rouge et le Chivas (on peut être diplomate et alcolo) dans cette ville qui fut blanche et à qui Rachid Boudjedra voue une passion sans égale. Il la préfère pourtant sans qamis, sans barbe, ni voile noir. Comme dans ses romans précédents, avec la ferveur du scribe, il restitue les vibrations, les secrets, les rumeurs, les folies dans lesquels nous baignons sans le savoir. Alger qui survit à ses épreuves et qui a gardé sa beauté fanée mais inaltérable. Alger et ses milliers d'âmes en continuelle pérégrination sans but sur les trottoirs, c'est comme une drogue. Elle pousse son accoutumance très profondément dans le cœur de l'auteur. Ce roman est un hymne à un pays qui a presque oublié sa désespérance. C'est en même temps un souffle historique et un grand lessivage familial. L'auteur, depuis le sensationnel La Répudiation, a comme l'équation familiale collée à ses semelles. La famille comme une tour de Babel qu'il faut cerner, exorciser, secouer de toute force. Chez Rachid Boudjedra, c'est la famille élargie, la famille algérienne. Après tout, on est tous dans ce pays frères et sœurs, oncles et tantes, pères et mères... La famille au sens propre et figuré. Il y a toujours là-dessus des tonnes de choses à dire. De belles choses et des horreurs. Certains trouveront ce roman explosif... Lecteur passionné lui-même, Rachid Boudjedra débauche certains personnages pour leur faire lire Lacan, Tchékov, Malcom Lowry (tiens, il faudrait revoir le film de John Huston, Au-dessus du volcan, pour le consul ivrogne de Malcom Lowry...), et conseille aussi, comme ce grand-père érudit, de relire Tacite dans la pléiade et surtout Sallustre, dans la GF, car on ne saurait oublier les guerres de Jugurtha et les monarques romains qui ont régné sur Constantine. Les Romains craignaient Jugurtha comme l'Amérique craignait le Che.