Les esprits moqueurs doivent sans doute chuchoter que si Abdullah Gül n'a pas obtenu les deux tiers des voix nécessaires à son élection à la présidence de la République, dimanche 6 mai, c'est en partie à cause de sa femme. « L'armée s'est toujours opposée à l'élection de Gül parce que sa femme milite activement pour le port du voile. Il aurait été inacceptable pour des militaires, qu'ils aient pour supérieur un Président, aussi chef des armées, dont la femme est voilée. L'enlèvement du voile comme du turban et du fez pour les hommes, de même que l'abandon du califat, étant les clés de voûte de la laïcisation de la société imposée par Mustapha Kemal », explique Bernard Nantet, auteur d'une biographie sur le ministre des Affaires étrangères. A 56 ans, le seul candidat en lice dans l'élection présidentielle a annoncé hier officiellement le retrait de sa candidature après avoir échoué pour la deuxième fois devant le Parlement. Pour être élu Président, il avait besoin de remporter les deux tiers des voix des députés, soit 367 — l'AKP disposant de 352 sièges sur 550. Or il n'en a obtenu que 358 hier, et 357 lors du premier tour de scrutin, le 27 avril, annulé par la Cour constitutionnelle. Quatre jours auparavant, l'armée, hostile à l'idée qu'un ancien islamiste puisse devenir président de la République — et donc théoriquement le garant de ses principes laïques —, avait manifesté son opposition dans un communiqué virulent accusant le gouvernement de remettre en cause la laïcité. Les deux camps avaient alors trouvé une sortie de crise avec l'annonce par le gouvernement d'élections législatives anticipées le 22 juillet, au lieu du 4 novembre. « Pour les électeurs de sa formation politique, le Parti de la justice et du développement (AKP), une femme voilée est un atout, apprécié notamment par les entrepreneurs dynamiques, mais socialement conservateurs de sa région natale de Kayseri, qui l'a élu quatre fois député depuis 1991, commente Sophie Shihab dans le quotidien Le Monde. Pour les élites kémalistes du pays, c'est un détail qui hérisse et qui prouverait que M. Gül, pas plus que M. Erdogan, dont la femme et les deux filles portent aussi le foulard, ne sont ‘‘sincèrement'' attachés aux valeurs laïques du pays. » Etudes en Angleterre Né en 1950 dans une famille pieuse de la ville religieuse de Kayseri, en Anatolie, Abdullah Gül, diplômé en économie de l'université d'Istanbul, a poursuivi ses études en Angleterre. « De 1983 à 1991, il part en poste à Djeddah (Arabie Saoudite) comme économiste à la Banque islamique de développement, ce qui lui vaudra la qualification d'islamiste par ses détracteurs, précise Bernard Nantet. Entré en politique dans le mouvement de Necmettin Erbakan, il revient en Turquie pour être élu en 1991 député de Kayseri sous la bannière du Parti de la prospérité qui prône un retour aux valeurs religieuses traditionnelles. » En 1993, il accède à la présidence du parti et fait ses premiers pas dans le domaine international comme responsable du dossier chypriote et des relations avec les républiques turcophones d'Asie centrale. Après sa réelection comme député en novembre 2002 sous l'étiquette du nouveau Parti de la justice et du développement (AKP), il est nommé Premier ministre au poste refusé au leader du parti, Recep Tayyip Erdogan, pour ses déclarations islamistes. Après la victoire de celui-ci l'année suivante, il lui cède la place en mars 2003 et devient son ministre des Affaires étrangères. « Le courant laïc reproche surtout aux leaders de l'AKP leurs liens avec les grandes organisations islamiques et les grandes confréries fondamentalistes turques, rappelle Bernard Nantet. Pourtant, comme Erdogan, Abdullah Gül a été un des artisans de la réintroduction moderniste de l'islam dans la société et la vie politique turques. Moins politique et plus modéré que ce premier, il a beaucoup fait pour la représentation de la Turquie sur la scène internationale. »