Interview de Salima Tlemçani. Pensez-vous que l'abstention favorise ceux qui craignent les résultats des élections ? Je ne crois pas. En fait, pour moi il s'agit d'une manipulation de l'électorat. On fait croire à ce dernier que sa voix n'est pas importante dans le seul but d'éviter une voix à la partie adverse. Faire comprendre aux gens que leur situation ne changera pas tant qu'ils ne changeront pas le gouvernement ; c'est cela qui compte. Vous avez couvert la guerre du Vietnam, est-ce qu'à l'époque la presse vivait la même situation ? Durant cette période, les médias étaient beaucoup plus libres. Il y avait des débats contradictoires dans les journaux, magazines, télévisions et radios. Nous retrouvions toutes les opinions. De nombreux groupes activaient dans les universités et s'exprimaient publiquement contre la guerre. Pour moi, c'était une période où il y avait plus d'expression et de réactions contre la guerre. Aujourd'hui, on voit que la presse n'est pas suffisamment agressive contre le gouvernement Bush. Parce qu'elle subit des pressions... Les pressions interviennent autrement. Les formes de propriété des médias ont changé. A l'époque il y avait une multitude de groupes de presse privés, d'entreprises, de petites stations de radio. Ce qui donnait un large choix aux différentes sensibilités pour s'exprimer. Aujourd'hui, il y a cinq grandes entreprises qui sont en fait propriétaires de la majorité des médias aux USA. Raison pour laquelle il y a beaucoup plus une politique d'entreprise en faveur des profits que ce qu'il y avait à l'époque de la guerre du Vietnam. Avant, la loi ne permettait pas à une personne d'avoir plus de cinq chaînes de télévision et de radio. Aujourd'hui, on peut posséder jusqu'à quarante entreprises. Nous sommes en pleine voie vers cette loi. Et si cette loi est adoptée rapidement, ces cinq grands groupes en formeront trois qui seront propriétaires de tous les médias, radios, télévisions, journaux et même Internet. C'est la loi sur la consolidation ... Les médias radio-télédiffusion sont régis par une commission fédérale pour la communication, dirigée par un groupe nommé par le président. Si nous avons un président conservateur, il nommera des gens conservateurs au sein de cette commission. Aujourd'hui, le fils du secrétaire d'Etat, Collin Power, est le président du conseil d'administration de cette commission qui a adopté les règles qui étendent les règles de propriété. Actuellement et dans l'ensemble du pays, il y a des universitaires, des intellectuels et des journalistes qui s'expriment contre cette conception. Le Congrès est en train de prendre attache avec les professionnels pour voir si la consolidation est bonne ou non. Est-ce pour contrôler les médias ? Je ne suis pas certaine que cette loi a été faite dans le but de contrôler les médias. A mon avis, ce qui compte c'est l'argent. Le contrôle des médias notamment les radios et télévisions, implique celui de beaucoup d'argent. De plus, ce qui menace un peu la presse, c'est cette nouvelle tendance à faire travailler une personne au lieu de plusieurs. Un journaliste qui travaille dans un magazine ou un journal peut se retrouver à faire des reportages pour la télévision et animer des émissions radio. Il est question pour les propriétaires de limiter les dépenses des recrutements pour un meilleur gain financier. Vous voulez dire que les groupes financiers constituent aujourd'hui une menace pour la presse aux USA. C'est une menace pour la démocratie. Lorsque l'on rétrécit les points de vue et que l'on veut orienter l'opinion vers une vision comme on le voit depuis le début de la campagne, cela voudrait dire qu'il y a quelque chose qui ne va pas bien. Il y a actuellement un scandale où une famille propriétaire de près 69 chaînes de télévision, dont les membres sont des partisans de Bush, et qui promet de diffuser des reportages anti-Kerry juste avant les élections dans le but de favoriser Bush. Cela a fait l'objet heureusement de protestations considérables. Visiblement, le combat pour la liberté d'expression est mené dans tous les pays du monde y compris dans ceux dits démocrates comme les Etats-Unis ... Je suis tout à fait d'accord. Cela dit, ils ne nous ont rien fait. Nous savions que nous étions suspects pour le FBI de par mes contacts avec les Black Panthers, un groupe de Noirs qui militaient contre la ségrégation raciale. Mon mari et moi travaillons dans les médias. On ne m'a jamais refusé un travail et je n'ai jamais été préoccupée. Les Black Panthers se comportaient avec moi avec prudence. Ils faisaient confiance à mon honnêteté et à mes reportages. Quand ils voulaient se faire entendre, ils me faisaient appel. Peut-être parce que je suis américaine noire et qu'ils pensaient que j'étais plus disposée à rendre compte de leurs propos avec sincérité. Vous venez de terminer un reportage sur les soldats américains morts en Irak. Allez-vous le diffuser avant ou après les élections ? J'ai fait un documentaire d'une heure qui raconte l'histoire de personnes de ma communauté en Californie du Nord qui ont été tuées en Irak. La question de savoir quand va t-il être diffusé a été longuement discutée au sein du département d'Information. Certains trouvaient que sa diffusion avant les élections pouvait entacher l'image du président et favoriser Kerry. Ils ont donc décidé de le diffuser après les élections pour qu'il ne puisse pas avoir d'incidence. Vous avez connu les trois autres lauréates du prix du Courage dans le journalisme d'Algérie, de la Namibie et du Paraguay. Quelle idée avez-vous sur leur combat en tant que femme journaliste dans leurs pays respectifs ? Pour moi, ces femmes sont parmi les gens les plus extraordinaires que j'ai rencontrés durant toute ma vie. Parce qu'en tant qu'Américaine noire je fais partie de cette communauté qui a vécu difficilement. Mais lorsque j'ai entendu ces trois femmes parler, je me suis rendu compte que ma vie n'a pas été aussi difficile par rapport à celle des autres lauréates. Bon on m'a insultée un petit peu injuriée parfois et menacée quelquefois mais jamais comme d'autres femmes ; en particulier vous les Algériennes. Je n'ai jamais eu à sentir que le fait de rédiger un article pouvait constituer un danger pour ma vie. Je craignais de perdre mon travail, oui ; mais ma vie, jamais. ça, c'est une épreuve considérable. J'ai le plus profond respect pour ces femmes qui arrivent à fonctionner dans un environnement où ni le gouvernement ni ceux qui sont contre le gouvernement ne les appuient. Même dans mes pires moments ceux qui étaient contre le gouvernement m'ont apporté leur soutien. J'étais très jeune lorsque j'ai commencé à exercer mon métier de journaliste. J'étais la première femme noire journaliste dans toute la côte Ouest qui apparaissait sur les écrans de la télévision. Je me battais pour obtenir une caution importante dans l'exercice de mon métier. Aux USA nous n'avons pas peur du gouvernement contre qui vous luttez. Ce sont les organisations qui représentent les partis conservateurs au gouvernement qui profèrent les menaces contre les autres. Lorsque ma fille a failli être enlevée, c'est la police qui est venue m'informer du complot et a mis à ma disposition une protection policière. Mais dans votre pays, cela semble irréel.