Trop courte est la durée de vie de nos hommes de plume, les vrais, ceux qui créent et produisent au service de la société et non les intellectuels « officiels ». Ces derniers ont la peau dure. Serait-elle préjudiciable à l'activité neuronale en Algérie ? La grande famille des anciens normaliens paye un lourd tribut à ce fléau inexplicable. Après avoir emporté, aux abords de la soixantaine Kaci Tahar grand pédagogue devant l'éternel, la grande faucheuse vient de nous souffler un autre éducateur émérite. C'est le cimetière de Sidi-Fredj qui servira de dernière demeure à Taleb Ahmed décédé dernièrement. Une foule nombreuse l'a accompagné pour ce dernier voyage composée d'anciens camarades de l'Ecole normale, des collègues, des anciens élèves et des proches. Ils ont apprécié la présence du premier responsable et du secrétaire général de la direction de l'Education d'Alger-Ouest, qui sont venus apporter l'hommage de la grande famille de l'éducation. Cet ancien pensionnaire des Ecoles normales de Tizi- Ouzou et de Bouzaréah avait juste 57 ans. A la force de l'âge et malgré une longue maladie, il servait avec amour et compétence les fonctions de directeur au CEM la Bridja de Staouéli (Alger). Dans une profession qui perd de plus en plus de son aura parce que décriée et dévalorisée. son parcours est atypique. Vers la fin des années 1960, alors qu'il était normalien à Bouzaréah, Ahmed Taleb découvre le karaté. Dans cette discipline, il franchira tous les niveaux jusqu'au 2e dan. Brillant enseignant de sciences naturelles, il ne tarda pas à ranger son tablier et son morceau de craie. Il n'enseigna que quelques années pour immédiatement bifurquer vers les fonctions de directeur. A ses amis qui s'étonnaient de ce choix précoce — nous étions à la fin des années 1970 — Ahmed Taleb répondait : « Je préfère quitter le bateau dignement. Arrivera le jour où on sera obligé d'enseigner en arabe, une langue que notre génération ne maîtrise pas. » Il avait vu juste. Deux années plus tard, en 1981, ses collègues des matières scientifiques furent sommés de changer de langue d'enseignement. Un énorme gâchis et des déchirements douloureux, dont on cueille à ce jour, les fruits amers. Aux abords de la quarantaine, il embrassa l'écriture. Il commença par un long travail de réflexion sur les dysfonctionnements de notre système scolaire. Un document enrichi de propositions et porté par le regard critique du professionnel formé à la bonne école. Il voulait le soumettre aux autorités de l'époque. Peine perdue. Cet échec augmentera sa volonté de dire et de témoigner. C'est en France qu'il trouvera l'oreille attentive d'un éditeur. Il publie deux romans aux éditions l'Harmattan. Le mois de mars passé, Canal Algérie lui consacre un espace dans une émission télévisée. Il parla de son dernier roman : Des souvenirs de la guerre d'Algérie. Il nourrissait l'espoir de continuer à témoigner par l'écriture. Le sort en a décidé autrement, emportant le rêve inassouvi de l'enfant de Tizi Ghenif, sa région natale. Nous garderons de lui ses gros rires sonores qu'il affectionnait quel que soit l'état d'esprit dans lequel il se trouvait. Ahmed Taleb aimait rire : une marque de fabrique des hommes au grand cœur. Et il en faisait partie. Adieu cher camarade, tes leçons d'humilité, de courage ne seront pas oubliées.