A l'occasion de son récent passage à Constantine et l'inauguration de l'école de luth, Beit El Oud, le luthiste irakien Naseer Shamma a accepté de se livrer à cœur ouvert. Qui est Naseer Shamma ? C'est une question difficile. D'habitude, je n'aime pas y répondre parce que je crois que je fais connaissance avec les gens à travers la musique. Sinon en toute simplicité, je suis une personne qui consacre sa vie à créer, à partir de la musique, une voie de paix et d'amour capable de développer la culture de l'homme et son humanisme, tout comme j'essaie d'élargir cet espace à travers mes élèves qui débutent partout ainsi qu'à travers mes œuvres. J'essaie à travers toutes ces choses d'attirer les autres dans le territoire de la musique qui est un territoire sain et sacré. Vous vous trouvez en Algérie pour la seconde fois en une année, quel est le secret de cet intérêt ? Mon désir de venir en Algérie remonte à loin, mais l'instabilité qui a duré des années m'en a empêché. Je n'avais pas peur pour ma personne mais pour les gens qui auraient été rassemblés pour l'occasion. Dès que les choses se sont améliorées, j'ai accepté la première invitation. La soif que j'ai découvert chez le public m'a encouragé à récidiver. Avec Anouar Brahem, Rabih Abou Khalil et d'autres, vous formez une nouvelle génération de luthistes... Nous sommes de la même génération et formons la voie d'aujourd'hui qui n'est pas forcément la plus importante mais c'est la langue moderne à laquelle nous appartenons. Nous avons appris selon des méthodes différentes. Nos styles d'interprétation sont différents, nos pensées sont différentes mais nous poursuivons les mêmes objectifs. Nous créons une musique importante capable de tisser des liens forts avec l'homme et rendre la vie plus belle et en même temps durer plus longtemps. Et aussi sortir la musique et les taqasim arabes des limites géographiques... Il n'y a pas de limites en vérité. Elles existent sur les cartes mais pratiquement elles n'ont aucun sens pour la musique, la création, la culture et la science. L'idée forte se diffuse dans les pires conditions mais le monde a bien évolué en matière de communication et les frontières demeurent une question politique valable sur les cartes seulement. La méditation occupe une place prépondérante dans votre musique, le silence entre les notes est porteur de sens... Sans la méditation, il n'est pas possible de pénétrer l'essence de ce monde, la profondeur de l'homme et le mouvement des corps célestes autour de nous. Tout est calculé et la méditation nous permet justement de comprendre ces calculs précis du monde et notre environnement, comprendre l'autre et soi-même. Privés de la méditation, nous ne sommes que des marginaux, des consommateurs sans utilité pour le monde. En même temps, vous avez poussé la technique assez loin... Parce que la technique doit se soumettre à la pensée et à l'esprit. Sans une technique avancée, tu ne peux construire tes idées. Parfois tu possèdes une idée forte, sans avoir les outils pour la concrétiser. Quand tu possèdes ces outils, en revanche, la technique devient un pont qui transmet tes idées aux gens. C'est la différence entre un créateur qui maîtrise la technique et un théoricien sans outil ou un musicien sans pensée. Il y a là un défaut de constitution et c'est ce qui fait qu'à travers l'histoire les musiciens accomplis se comptent sur les doigts d'une main. Vous avez engagé pas mal de projets avec l'école Maya de Constantine et plus récemment l'étude que vous faites actuellement sur le luth constantinois à quatre cordes, quels sont vos objectifs ? Il y a plusieurs projets en effet. D'abord, ma première tournée organisée par Maya a été une réussite. Un test positif qui justifie ma confiance dans le partenaire algérien. On a décidé alors de fonder une annexe de Beit El Oud et sortir mon premier disque en Algérie qui est en vérité mon sixième album intitulé Rêves anciens. Beit El Oud de Constantine a fait ses premiers pas depuis le 1er septembre bien qu'on l'ait inaugurée officiellement aujourd'hui et j'espère qu'à travers Maya il y aura un pont solide pour faire passer ma musique et j'espère aussi trouver là de jeunes talents pour les présenter dans d'autres pays. Quant à mes études sur le luth algérien, elles n'apporteront pas de changements sur ses caractéristiques traditionnelles si ce n'est quelques modifications de formes qui seront enseignées en Egypte. Votre opinion sur le public algérien... Le public a découvert d'abord qu'il a la capacité de comprendre la musique et interagir avec elle en toute spontanéité. Il est venu au début avec amour, c'est fondamental. Il est venu avec amour parce qu'il y a des liens de parenté profonds entre les peuples algérien et irakien, et aussi une sensibilité commune au niveau de la résistance, la vie publique politique et culturelle. A partir du moment où il a découvert qu'il peut prendre plaisir à cette musique et qu'il peut y accéder facilement, il a commencé à mieux l'accepter. Après ce premier concert et sans exagérer, j'ai reçu des milliers d'emails venants de jeunes de différentes wilayas qui veulent apprendre, avoir mes CD ou assister à mes concerts. Cela prouve que tant que l'artiste maîtrise son jeu, il peut toucher le public. L'essentiel, c'est que ce dernier puisse ressentir la maîtrise de l'artiste dans son œuvre et ses outils. A ce moment il ne peut y avoir de distinction entre lui et n'importe quel artiste qui vient d'Europe et qui possède une culture soi-disant mieux élaborée.