«La soirée peut maintenant commencer.» Il est presque minuit. Vingt-deux heures trente. «Les anges s'arrêtent à ce seuil», dit le patron d'un restaurant situé à l'entrée de la place du Fort Turc. Dans cet endroit, il n'y a ni ange ni démon, désormais. Les carcasses des cinq cabarets saccagés veillent sur un no man's land terrifiant. Pas âme qui vive. Seul le murmure des vagues suggère que la terre tourne encore. Adossés au mur du musée-fort, deux jeunes sont déjà noyés dans les effluves du vin et de la zetla. Quelques dizaines de mètres séparent l'Histoire de l'hystérie. Face-à-face pathétique entre les cabarets mis à sac et le musée. «Les policiers ont entamé une opération de contrôle des licences de débit de boissons de tous les bars de la ville», indique le même patron. Il n'en sait pas plus. Le silence est assourdissant. Avant l'attaque des cabarets, on ne pouvait même pas s'entendre parler. C'est en plus l'heure où les chikhate entraient en scène dans la folle ambiance des rechkat: «Ou hadi fi khater...!». Ce soir, chez Koubâa, on ne danse plus. Jouant les funambules nocturnes, un chat nargue le vide et le vertige du haut de la rampe du balcon au troisième étage. «Ils ne rouvriront jamais plus», atteste le type. Quelques virages plus loin, la rue Ali-Khodja, principale artère qui traverse le centre de Bordj El-Kiffan, anciennement Fort-de-L'eau, exhibe ses terrasses au devant des salons de glaces. Il y a foule. Des familles, des groupes d'amis regroupés autour d'une melba ou d'un hérisson au milieu des discussions et des sonneries de portables. «En général nous ne fermons qu'aux environs d'une heure ou de deux heures du matin», affirme, tout fier, un employé de La Citadine. Au détour d'un virage, le Gentleman Club, bar-restaurent «bien fréquenté», se fait tout discret. Un habitué des lieux parle en termes élogieux, senteurs de whisky à l'appui, de l'établissement. Juste à côté, le Pocker d'As, bar très connu, abat ses cartes de séduction. «Ce ne sont pas des cabarets, on n'a jamais eu de problèmes avec ces bars-là», explique un riverain. Virée ensuite à la Pérouse, Tamentefoust si vous préférez, à l'extrémité-est de la baie d'Alger, non loin de Cap Matifou. Alger-Plage, sur la route entre Bordj El-Kiffan et la Pérouse, s'endort calmement dans sa configuration de villas et de routes mal éclairées. Le fort turc octogonal assiste rêveur aux soirées estivales. La Pérouse a ses adeptes et ses coutumes. Un parking gardé, des bars-restaurants, des pizzerias, des salons de glace et une tente traditionnelle. Au premier virage, vous tombez nez-à-nez avec la façade lugubre d'un cabaret tout neuf avec ses videurs et ses affiches de chanteurs de raï aussi inconnus que les recettes secrètes des caisses noires nationales. «Ça se ‘‘cabarise'' à vue», lance un habitué des lieux qui rappelle que les riverains ont présenté récemment une pétition à l'APC pour se plaindre des «désagréments, tapages nocturnes», et autres qualifications du même genre. Le groupe de bars-restaurants au centre de la placette maritime s'est aussi mis à la mode. Le Porto Rico, l'un des plus anciens établissements de la place pérousiennne, a ouvert une «aile» cabaret. La bière coule à flots, ainsi que toutes sortes d'alcool. Les vendeurs de cigarettes discutent avec les gardiens de parking. Les terrasses des salons de glace sont dramatiquement vides. «Avec tout cet alcool, les familles sont de moins en moins attirées par cet endroit», affirme le même jeune homme. Seule la kheïma attire les quelques familles venues se prendre en photo sirotant du thé sur fond de chameau languissant. La pizzeria-salon de thé-dancing qui surplombe la jetée draine aussi beaucoup de monde, même hors saison estivale. Service correct, bonnes pizzas et pour ceux qui veulent s'éclater, ils peuvent rester au deuxième étage, au dancing. Une magnifique blonde entre dans l'un des restaurants-bars, suivie quelques instants plus tard par un type en costard noir. «Voilà les gens de la nuit», indique t-on, «la soirée peut maintenant commencer». Il est presque minuit. «Dîner accompagné par une bonne bouteille au resto, ça discute de tout, puis direction le cabaret, raï à profusion et sono à te crever les tympans, jusqu'au petit matin», poursuit l'habitué. Petit ou grand, le matin finit quand même par arriver. Le minaret de la petite mosquée lance l'appel de la première prière. Gueule de bois, yeux cernés et gestes lents au rendez-vous. «A ce soir», s'empressent de se dire les «gens de la nuit». La journée n'étant qu'une parenthèse.