Si le prétexte de la sortie de la revue des tendances énergétiques mondiales de BP est la partie visible de l'iceberg, il est pour le moins évident que la visite à Alger de C. Ruehl (économiste de BP) réponde à des injonctions fermes d'intérêts opaques en Algérie et à l'étranger. Examinons les pièces du dossier concoctées par C. Ruehl à l'intention des élites algériennes présentes à ce « point de presse ». Trois raisons sont invoquées par C. Ruehl pour considérer que la création d'un « cartel » mondial du gaz est « incongrue et irréalisable du point de vue économique ». La première, qui au demeurant semble la plus solide, tourne autour du fait que le marché gazier est dit « régional ». Cette idée nous renvoie au problème spécifique du transport du gaz qui s'effectue principalement par voie de pipelines (gazoducs). Cette tendance lourde et structurelle sous-entend une vision régionale du marché gazier, délimitée par la distance entre les champs de production et les pays de consommation. Il se trouve que C. Ruehl ignore copieusement la liquéfaction du gaz et donc son transport par méthaniers, vecteur de transport qui « mondialise » le marché. L'Algérie n'a-t-elle pas exporté son gaz au Japon et aux USA ? Ruehl, n'ignorant pas cette possibilité, tente dès lors d'en limiter la portée en nous citant un chiffre qui relativise ce vecteur, certes, mais qui en aucun cas ne l'élimine. Le poids du GNL ne représente que 8% de la production totale de gaz à l'échelle mondiale. Pour l'instant, serions-nous tentés de lui répondre et compte tenu des tensions actuelles et futures en matière d'énergie (le baril de pétrole va atteindre 85 à 90 $ US), il est donc très clair que le marché du gaz va prendre une dimension de plus en plus grande dans le bilan énergétique mondial et que le poids du GNL dans le marché gazier total va également augmenter substantiellement à n'en pas douter. La seule certitude que l'on peut avancer sans trop de risque de nous tromper, c'est que le marché gazier va consolider sa position dans les dix prochaines années dans le bilan énergétique mondial et qu'il aura un caractère international. D'ailleurs, C. Ruehl ne dit mot sur les investissements colossaux consentis pour la construction d'usines de liquéfaction, de regazéification et pour la construction de méthaniers. Cet argument détruit à lui seul l'analyse erronée de cet économiste en chef de BP et nous interpelle sur ses arrières pensées. Son deuxième argument, à savoir l'absence d'un producteur de gaz dominant (à l'instar de l'Arabie Saoudite pour le pétrole) comme condition sine qua non à l'émergence d'un « cartel » du gaz, prête à sourire… s'il ne s'agissait pas d'un expert réputé (ancien de la Banque mondiale). En effet, des producteurs très importants de pétrole ne sont pas membres de l'OPEP (comme les USA ou la Russie…) et pourtant cette organisation a été constituée avec d'autres pays dont les intérêts objectifs convergent. Pour ce qui concerne le gaz, la Russie, l'Iran, la Norvège ou le Qatar (pour l'instant) peuvent constituer ou non les vecteurs centripètes pour la constitution d'un organisme de concertation, dans la mesure où leurs intérêts actuels et surtout futurs l'exigent. Les autres pays producteurs (dont l'Algérie) apporteront leurs propres capacités comme complément nécessaire pour atteindre une masse critique capable d'influencer les marchés het dont les prix relatifs mondiaux. Les inquiétudes des pays de l'UE(1) et des autres pays consommateurs quant à la création d'un « cartel » du gaz sont la preuve irréfutable de la faisabilité et de l'efficacité à moyen et long termes de cet organe de concertation. Enfin, le troisième et dernier argument développé par C. Ruehl est le lien organique qui existe entre le gaz et le pétrole (indexation) et qui rendait le « cartel » superfétatoire. Comme nous l'avions souligné précédemment dans ce même quotidien, les prix du gaz, même s'ils sont indexés aux prix du pétrole, restent le produit d'une négociation spécifique. L'Algérie est fondé à le savoir, elle qui négocie âprement ces derniers avec tous ses clients (la France, l'Espagne, l'Italie…). Rappelons-nous qu'il y a quelques années ces prix étaient taxés de « prix politique ». Si cet automatisme affiché par C. Ruehl était ausi évident, comment alors justifier d'aussi difficiles négociations (c'est le cas aujour'hui avec l'Espagne) ? En fait, le gaz est un segment du marché énergétique mondial qui, certes, a un lien organique tendanciel avec le panier de prix de référence du pétrole (il faut intégrer dans l'analyse toutes les autres énergies de substitution) mais qui reste spécifique et deviendra des producteurs sera plus efficace pour défendre ses intérêts que plusieurs pays qui négocieraient chacun de son côté. C'est une vérité grégaire. Mais ô combien redoutable ! C'est justement cela que C. Ruehl tente de masquer en développant ses contrevérités et ses analyses douteuses. D'ailleurs, faute d'arguments probants, il considère qu'un « cartel régional » est probable comme le rapprochement russo-algérien enregistré dernièrement le prouve, auquel (il l'oublie peut-être) il faut bientôt ajouter les réserves africaines du golfe de Guinée (en prévision de la construction du pipeline africain). Au-delà des stupidités débitées par C. Ruehl lors de son point de presse, il faut noter les attaques répétées contre cette idée (Organisation de concertation des producteurs de gaz, OCPG) depuis que l'Algérie et la Russie en ont émis l'idée. Le ralliement de l'Iran à cette initiative (le Qatar hésite mais y viendra) peut dessiner les contours du noyau dur de cette organisation. Dès lors, la montée au front des grands pays consommateurs de gaz (actuels et futurs) et de leurs réseaux médiatiques était attendue. Sous couvert du concept de « sécurité des approvisionnements » certains pays n'hésitent pas à parler de « guerre énergétique » et commencent à établir des scénarios au cas où cette « guerre » passe de la fiction à la réalité(2). Ce qui est donc incongru dans les propos de C. Ruehl, c'est qu'il veut faire croire et accroire que le marché mondial de l'énergie est un simple problème économique et tente de le traiter en tant que tel ! Les « manœuvres politiques » qu'il invoque ne sont pas des virtualités, mais bien des réalités que l'histoire du Moyen-Orient a vécu et vit toujours avec son lot de larmes, de cendres et de sang. Gardons-nous des analyses simplistes téléguidées, diffusées dans notre propre pays, sous couvert d'expertise et de sciences. Les vérités des uns sont peut-être les stupidités des autres. (*) Membre fondateur de l'Association des universitaires algériens pour la promotion des études se sécurité nationale (ASENA) (1) La commission européenne insiste sur la sécurité des approvisionnements et leur diversité (2) J. M. Barroso (président de l'UE) a proposé à son parlement des « mécanismes européens de défense » contre les entreprises non-européennes (notamment Sonatrach) en matière d'investissements dans la production et le transport d'énergie en Europe