Le vendeur d'une boutique de DVD pirates, dans la banlieue chiite au sud de Beyrouth, s'approche discrètement. « Il fait nuit », dit Sadak, en s'excusant presque. « Vous ne devriez pas rester dans le coin. » Pardon ? « C'est risqué pour les étrangers. Un enlèvement, c'est facile. Beyrouth : De nos envoyés spéciaux Ici, un touriste passe pour un espion à la solde des Israéliens. Quand ils nous ont bombardés, ils étaient bien renseignés. Partez s'il vous plaît », insiste le jeune chiite en indiquant où trouver un taxi pour retourner vers le centre-ville de la capitale libanaise. « C'est plus sûr pour vous... et pour nous. » Bienvenue dans la Dahiyeh, le fief du Hezbollah et de son chef Hassan Nasrallah, dont les énormes portraits s'étalent partout dans cette banlieue miséreuse. Bienvenue sur une autre planète que tout oppose au Beyrouth occidentalisé, pourtant à 20 minutes de voiture. Ici, pas de jeunes filles en minijupe. Mais des adolescentes en tchador. Pas de bars. Pas de publicité aux murs non plus pour les marques de luxe occidentales. Mais des centaines de portraits des martyrs du Parti de Dieu, ces jeunes hommes offerts en sacrifice durant la guerre contre Israël. « Nous sommes fiers d'eux », clame Mohamed, 22 ans, étudiant. « Nous voulons leur rendre hommage. Ils se sont sacrifiés pour le pays. Ils n'ont pas eu peur de braver les bombes. » Ces milliers de bombes qui ont éventré la banlieue, soufflant près de 250 immeubles dont certains n'ont pas été déblayés. Des mois après le conflit, le temps de la reconstruction n'est pas encore venu dans la Dahiyeh, admet un officiel chiite, même si certains appartements délabrés et retapés à la va-vite sont de nouveau occupés. Le Hezbollah devra lui aussi s'armer de patience. Son quartier général de Haret Hreik n'est plus qu'un souvenir. Dans l'urgence, il a dû réorganiser ses structures et disséminer ses bureaux un peu partout dans la banlieue sud, indique un officiel. En oubliant de dire que le parti peut ainsi contrôler son territoire où vivent plus de 600 000 personnes dont 150 000 déplacés qui ont fui le Sud-Liban cet été. « Nous sommes des résistants » Débordé, le Hezbollah, lui, contrôle tout dans la banlieue, des hôpitaux aux écoles en passant par la police et la voirie ? « Pas du tout », tonne Zayad, 23 ans, cadre dans le mouvement. « Si on en est là, c'est à cause du blocage politique dans le pays. Pas à cause du parti qui finance tout ici. On n'a pas besoin de l'aide du gouvernement et des étrangers », ironise le jeune homme, casquette des Chicago Bulls vissée sur la tête et lunettes Ray-Ban posées sur le nez avant d'ajouter qu'il fait confiance à Nasrallah. Un leader dont les apparitions sont rares depuis la guerre, mais qui va pointer le bout de son nez en ce vendredi, jour de prière, pour commémorer la semaine de la résistance. Le secrétaire général du Hezbollah a rendez-vous avec ses militants dans une immense salle de spectacle, fraîchement construite au milieu des ruines. Rien n'est trop beau pour galvaniser les troupes qui se pressent à l'entrée de l'enceinte où des milliers de femmes et d'hommes, séparés par l'allée centrale, sont assis en rang d'oignons. Pour rejoindre cette masse noire, la couleur des chiites, il faut montrer patte blanche : fouille au corps, scannage des sacs, présentation du passeport pour les étrangers. La sécurité est omniprésente. Dans les travées, quelques cadres du parti, hommes et femmes, debout, observent la foule. Sous leur complet noir et leur tchador, leur oreillette et leur pistolet. Commence alors un spectacle à l'américaine avec écran géant, chants partisans et chauffeurs de salle qui orchestrent les gestes, les chants et les cris du public. Soudain, Nasrallah se lève. Il monte sur le podium, flanqué de deux gardes du corps. Devant une foule en délire, où les chrétiens du général Aoun figurent en bonne place, il lance, rugissant : « Nous avons des armes. » Tonnerre de « Allah akbar » (Dieu est grand). « Nasrallah est notre guide », hurlent les gens jusqu'à l'extase. « Je l'aime », confie Badra, 21 ans, sans emploi, alors qu'elle quitte la salle après le discours-fleuve de deux heures du leader chiite. Même enthousiasme de la part d'Oum Habid, 26 ans. « Quel homme ! Notre seigneur », jubile cette habitante du Sud-Liban qui a trouvé refuge à Beyrouth. « Il nous a offert la victoire. Il assure notre protection. Sans lui, nous ne sommes rien. » Pour Hussein, 20 ans, le leader du Parti de Dieu est un guide : « Nous marchons main dans la main avec lui alors que notre pays traverse une grave crise. Vous prétendez que nous sommes des terroristes. Non, nous sommes des résistants. Et nous voulons bâtir le Liban de demain. » Nasrallah, c'est aussi l'homme qui a provoqué la guerre avec Israël, non ? Safia, 18 ans, s'énerve. « Il nous a libérés. Le Hezbollah n'est pas n'importe quel parti. Le 8 mars 2005, plus de deux millions de Libanais chiites, mais aussi druzes et chrétiens, ont manifesté à Beyrouth à son appel. » Bref : la génération Hezbollah a une foi aveugle dans son leader. Malgré un bémol : « Nous avons peur que le bras de fer entre les sunnites de Hariri au pouvoir et nous ne provoque une nouvelle guerre civile », souffle Samir, chiite de 21 ans. « Comme celle qui ravage l'Irak. » Dans ce contexte, l'alliance avec les chrétiens d'Aoun permet au Hezbollah de montrer qu'il est capable de dépasser les clivages interconfessionnels en jouant la carte de la solidarité nationale. Comme durant la guerre, quand des milliers de chiites ont trouvé refuge dans les quartiers chrétiens chic. « C'était la première fois que je les côtoyais », se souvient Rita, maronite. « Je leur ai même ramené de l'eau et des couvertures. » Un avant-goût du futur Liban. « J'espère. Mais on sait aussi que nos alliés peuvent rapidement retourner leurs armes contre nous », conclut Rita. (Demain : « Bienvenue au pays bakchich... ») Patrick Vallélian, Sid Ahmed Hammouche