Deux semaines sont passées depuis les attentats suicide du 11 décembre à Alger, mais les interrogations sur les conditions qui ont permis aux terroristes de frapper aussi fort pèsent toujours. Les sévères coups assénés par les services de sécurité aux phalanges de la mort ont, il est vrai, permis de déjouer de nombreux attentats suicide durant et après le Ramadhan. Des quantités énormes d'explosifs ont été récupérées, cinq ateliers de fabrication de bombes et de piégeage de véhicules démantelés et enfin au moins une dizaine des chefs des plus redoutables, faisant partie de la direction du GSPC, arrêtés ou abattus en l'espace de moins de deux mois. Des résultats assez importants, qui ont lourdement déstabilisé l'organisation terroriste qui parallèlement vivait ses plus durs moments du fait des dissidences qui rongeaient ses rangs, notamment après des redditions en cascade de nombreux de ses éléments. Mais les derniers attentats ont, faut-il le préciser, montré « une évolution » dans la stratégie des groupes armés. D'abord à travers le choix des kamikazes. Depuis le premier attentat suicide du 11 avril dernier, le GSPC a utilisé comme chair à canon de nouvelles recrues, qui parfois ne savaient même pas qu'elles allaient mourir dans des attentats. Des recrues ayant rejoint les maquis pour aller « combattre les troupes alliées en Irak », comme l'indique la propagande du GSPC sur des sites internet. Mais une fois entre les mains des terroristes, ces jeunes, dont la plupart ont un âge compris entre 17 et 25 ans, se retrouvent piégés, ne pouvant plus faire marche arrière. Pourtant, les auteurs des attentats du 11 décembre ne font pas partie de cette catégorie. Ils sont d'anciens terroristes, dont l'un – celui qui s'est fait exploser contre la représentation onusienne à Alger – avait à son actif plus de 12 ans d'activité terroriste. Il avait commencé en 1995, en rejoignant les rangs du GIA, avant de rallier le GSPC, après sa création par Hassan Hattab. Le deuxième kamikaze était également un ancien terroriste, puisqu'il purgeait une peine de prison pour avoir servi dans un réseau de soutien au GIA, avant de bénéficier de la grâce en 2006 et de rejoindre tout de suite après ses anciens compagnons dans les maquis. Les deux kamikazes étaient donc connus, fichés et recherchés par les services de sécurité. Comment ont-ils pu conduire des véhicules bourrés d'explosifs sans être arrêtés ou repérés ? Y a-t-il eu une défaillance ou un relâchement dans le dispositif de sécurité à Alger ? Les spécialistes de la question sécuritaire affirment, et tout le monde est d'accord, qu'il n'existe pas de risque zéro en matière de terrorisme et à plus forte raison quand il s'agit d'attentats kamikazes. Le renseignement, seule parade Néanmoins, tous les experts s'accordent à dire que la seule parade contre ce genre d'opérations reste le renseignement, et ce dernier ne peut exister si les efforts ne sont pas consentis et coordonnés entre les différents services de sécurité, gendarmerie, police, et militaires, chargés de la sécurité des biens et des personnes. Or il s'avère qu'en matière de lutte antiterroriste, notamment depuis les attentats suicide, seules les unités d'élite du département du renseignement de l'armée sont au premier rang de cette guerre. Les autres services, police et gendarmerie, semblent pour une raison ou une autre éloignés (pour ne pas dire écartés) de cette lutte. Ils n'interviennent qu'en aval, soit pour dresser des barrages routiers à des points fixes, soit pour boucler des secteurs pour des opérations précises menées par les militaires. Pour de nombreuses sources sécuritaires, les deux kamikazes n'auraient jamais pris le risque de conduire les deux camions bourrés d'explosifs de la périphérie d'Alger jusqu'aux quartiers ciblés, sachant qu'ils pouvaient être repérés ou tout simplement arrêtés dans un barrage. Ce qui laisse croire qu'ils étaient déjà à Alger et que c'est dans un atelier proche des lieux des attentats que les deux poids lourds ont été piégés. Cela suppose également que les terroristes ont pu constituer des réseaux de soutien et même des ateliers de fabrication de bombes à l'intérieur de la capitale, alors que, habituellement, ces derniers sont installés à la périphérie est de la capitale. D'autres sources avancent des thèses différentes et estiment que les deux kamikazes sont venus le jour même, de l'extérieur d'Alger. Pour elles, les camions avaient des papiers en règle et les conducteurs ont profité de la levée du dispositif de sécurité installé à la fin de l'été au niveau des différents accès de la capitale, surtout ceux situés sur son flanc est et sud-est, et qui permettait de filtrer tous les véhicules qui entrent et qui sortent, en axant beaucoup plus sur les poids lourds et les fourgons qui sont systématiquement fouillés parce que souvent utilisés par les terroristes. Allègement du dispositif Il est vrai, précisent nos interlocuteurs, qu'aucun policier ou gendarme n'aurait reconnu les terroristes en question, du fait qu'ils devaient porter sur eux de vraies fausses pièces d'identité. Néanmoins, une simple fouille de leurs véhicules et ce sont les deux attentats qui auraient pu être déjoués. Les terroristes ont dû remarquer que ce dispositif a été considérablement allégé, soit par la levée des barrages au niveau de certains points, soit par l'arrêt des fouilles systématiques des véhicules suspects. Ils ont agi en profitant de cette défaillance. Cette brèche est d'ailleurs qualifiée par Ali Tounsi, patron de la police, de « démobilisation et de relâchement » contre lesquels il promet des sanctions. Dans un discours devant les cadres de la sûreté nationale, à l'occasion de la fête de l'Aïd, Ali Tounsi avertit qu'il n'acceptera aucune négligence de la part des responsables, notamment lorsqu'il s'agit de la sécurité des biens et des personnes, ajoutant que « tout laxisme ou relâchement aura pour prix la vie des citoyens ». Il annonce un nettoyage dans les rangs de la police afin, dit-il, de « ne laisser que ceux qui sont aptes à affronter le terrorisme ». En tant que patron de cette institution qui a pour mission principale la sécurité des biens et des personnes, notamment en milieu urbain, Tounsi reconnaît que quelque part il y a défaillance. Comment se fait-il qu'un corps qui a un service de renseignements généraux des plus efficaces quand il s'agit des activités politiques ne soit pas aussi préventif lorsqu'il est question de sauver des vies humaines ? Néanmoins, il faut reconnaître au patron de la sûreté nationale le courage d'avoir assumé cette « défaillance » en dénonçant publiquement. Ce qui n'est pas le cas pour la gendarmerie nationale, plus équipée en moyens humains et matériels, ayant les mêmes missions que la police et qui se cantonne dans un silence de marbre face à des opérations criminelles qui fauchent la vie à des centaines de citoyens, avec une facilité déconcertante. Il est vrai que le corps de la gendarmerie nationale a eu à affronter les premiers noyaux des groupes terroristes durant le début des années 1990, mais s'est effacé de la scène depuis que l'Armée a pris sur elle d'engager les troupes sur le terrain. Même dans les bilans de ses activités, seules les actions liées aux accidents de la route et à la criminalité sont énumérées, comme si la lutte contre le terrorisme ne fait pas partie de ses missions. La crise de la Kabylie en 2001 a engendré un retrait presque total de ce corps du terrain du sécuritaire, au point où certains ont commencé à émettre l'idée de le dissoudre. Ce dernier ayant des brigades dans les douars les plus reculés de Boumerdès, de Béjaïa et de Tizi Ouzou, régions où est implanté le plus gros des troupes du GSPC, reste coupé du renseignement qui aurait pu aider au démantèlement des ateliers de confection de bombes, ou tout simplement à l'interception des engins de la mort qui arrivent sur Alger. Il est clair que les unités d'élite de l'Armée ne peuvent à elles seules venir à bout d'un ennemi qui profite de la moindre erreur, de la moindre défaillance et de la moindre démobilisation pour opérer des carnages. N'est-il pas temps d'engager sérieusement les capacités existantes en matière de lutte contre le terrorisme, de coordonner les efforts afin d'éviter d'autres victimes et surtout de redonner confiance à la population qui croit que l'Etat s'est désengagé de son rôle de protecteur des personnes et des biens ? Car il est entendu que seule la confiance est à même d'encourager les citoyens à aider les services de sécurité dans leurs missions, d'autant que les Algériens qui ont souffert durant la décennie rouge restent totalement opposés au terrorisme.