Le pays du Cèdre, sans Président depuis le 14 novembre 2007, est confronté à une grave crise politique, ponctuée d'attentats, d'incidents entre partisans de la majorité et de l'opposition et une escalade de propos violents entre les leaders politiques. Pour la 14e fois, l'élection présidentielle libanaise a été reportée au 26 février, dans un climat de tension et de pessimisme ambiant. La médiation de la Ligue arabe n'a rien apporté sauf un énième constat à peine dissimulé d'échec et de blocage. L'opposition menée par Michel Aoun et Hassan Nassrallah réclame une minorité de blocage au sein du futur gouvernement, ce que la majorité de Saâd Hariri refuse. Les Libanais craignent de nouveaux dérapages sécuritaires lors du rassemblement le jeudi 14 février à l'occasion du troisième anniversaire de l'assassinat de l'ancien Premier ministre Rafic Hariri. La majorité et l'opposition s'engagent dans une véritable guerre des mots et les traumatismes de la guerre civile (1975-1990) remontent à la surface. Beyrouth. De notre envoyé spécial Beyrouth a mal à la tête et mal au ventre. Crise politique interminable, sorte de « guerre civile froide », pour reprendre l'analyste libanais Walid Charara, et crise économique lancinante avec quelque 40 milliards de dollars de dettes et les 200 dollars de revenu minimum alors que les prix de consommation augmentent de 10% chaque année. « En grec ancien, le mot crise exprime une situation paroxysmique exigeant une décision, indique une journaliste libanaise, c'est exactement la situation au Liban sauf qu'il n'y a aucune décision de sortie de crise. » Même les soldes affichés sur les vitrines de la rue centrale d'Al Hamra n'attirent pas grand monde et le soir tombant, les artères de la métropole la plus sexy du monde arabe se vident, fantomatiques. L'avant-gardiste metteur en scène irakien, Djawad Assadi, qui vient d'ouvrir à Beyrouth le Babel Théâtre, souffre des places vides et des représentations espacées pour cause de public boudeur. « ON SE RAPPROCHE DU PASSE... » « Tout peut démarrer de la moindre étincelle », avertit un responsable du bloc du 14 mars, la majorité, ajoutant : « Nous passons 90% de notre temps à contenir la colère des gens. » « Il y a des provocations. Mais nous faisons tout pour éviter que la rue s'enflamme », tente de rassurer un cadre du Hezbollah, l'opposition. Etincelle ? Provocation ? Dans la rue même où a éclaté la guerre civile libanaise le 13 avril 1975 à 14h30 avec le mitraillage d'un bus de Palestiniens par les phalangistes chrétiens, des heurts éclatent, dimanche 27 janvier, entre manifestants chiites, militaires et d'inconnus francs-tireurs. Bilan : sept morts, dont un cadre du mouvement chiite Amal et trois éléments du Hezbollah dont un jeune infirmier venu porter secours aux blessés. « Le pire a été la réaction chrétienne », avance-t-on dans les cercles beyrouthis alors que des rumeurs font renaître les spectres cagoulés des snipers chrétiens canardant des innocents sur les fatales lignes de démarcation lors de la guerre civile. Comme le dit si bien le dessinateur Mazen Kerbaj dans l'une de ses planches : « Chaque jour qui passe nous rapproche un peu plus du passé. » Des martyrs pour tous « Je suis pour Michel Aoun (allié chrétien du Hezbollah dans l'opposition), mais si dans mon quartier je me sens menacé par des chiites, je préfère m'aligner sur les Forces libanaises (parti anciennement milice chrétienne d'extrême droite) », confie Ramy, de confession chrétienne, étudiant en droit. « Nous, chiites, sommes toujours sentis discriminés, historiquement parlant, c'est pour cela que la moindre coupure de courant (motif avancé de la manifestation du ‘‘dimanche noir'' du 27 janvier) est perçue comme un acte délibéré dirigé contre notre communauté », explique Samir, journaliste, ajoutant : « Les chiites s'en remettent alors à ce qu'ils considèrent comme leurs protecteurs, le Hezbollah, l'Iran, etc. » Toutes les parties se réclament victimes d'une autre. A chacun sa martyrologie, sa « douleur » et son statut de confession persécutée. « Même pour les sunnites, l'assassinat spectaculaire de Rafic Hariri leur a donné une légitimité de ‘‘Achoura sunnite''. Hariri est mort comme Hussein, le petit-fils du Prophète, assassiné, victime d'une injustice meurtrière et d'un crime impuni », analyse Hani, proche du mouvement Al Mostaqbal du leader du Bloc du 14 mars, Saad Hariri. Un équilibre des douleurs ? Mais un équilibre dur à chiffrer. Les statistiques démographiques sont taboues au Liban. Le dernier recensement remonte à 1932 ! « Les Français ont créé un Etat libanais à la mesure d'une confession, les chrétiens maronites, alors qu'une mosaïque de confessions compose le Liban. Chaque développement démographique et sociologique bouleverse la donne. Quand la confession sunnite ou chiite devient de plus en plus nombreuse et instruite, cela conduit au clash », explique Anis Nakkach, directeur du centre de recherche stratégique Al Amman. « Le système politique confessionnel date du milieu du XIXe siècle dans la principauté du Mont Liban, rappelle le professeur de sociologie Ahmed Beydoun. Un gouverneur aux larges prérogatives — ottoman chrétien, non libanais — gérait les différentes confessions qui entretenaient des relations avec les consuls des pays européens. Pays qui protégeaient ce système de partage confessionnel. Système qui leur ouvrait des voies vers l'intérieur ottoman. » « Depuis, se sont posées les quatre grandes questions qui accompagnèrent toute l'histoire contemporaine du Liban : la représentation confessionnelle, l'arbitrage, l'intervention étrangère et le sens de l'indépendance. Chaque conflit d'intérêts entre les pays protecteurs se reflète sur les relations interconfessionnelles », relève le sociologue. Un Président dans huit mois ? « Ce qui est pratique au Liban est que nous servions tout le monde : des salafistes veulent équilibrer l'armement sunnite avec celui du Hezbollah. L'Iran combat Israël et les Etats-Unis jusqu'au dernier hezbollahi. La Syrie se chamaille avec les Saoudiens sur notre dos, etc. », lâche, désespéré, un journaliste, militant associatif. « Nous suivons aveuglément nos leaders, Nabih Berri (chef du mouvement chiite Amal) et Hassan Nasrallah (leader du Hezbollah). Le problème est que Berri suit Damas et que Nasrallah suit Téhéran. C'est ainsi », dit, fatidique, un taximan habitant la banlieue sud, le bastion chiite, anciennement « la ceinture de pauvreté » que les phalangistes, l'extrême-droite chrétienne, avaient cru devoir « nettoyer » durant la terrible guerre civile. Chaque mur à Beyrouth proclame son allégeance : des portraits de Nasrallah, de Berri, de Hariri, de Bachir Gemayel, des sigles, des slogans, etc. « C'est un pays qui est fait de beaucoup de contradictions et donc facilement utilisable par l'extérieur », soupire l'écrivain Rachid Daif. « Au début, on se pose des questions : comment va-t-on faire pour supporter toutes ces violences ? Et puis on se surprend à faire comme tout le monde : on s'habitue », confie Pierre Abi Saâb, chef de la rubrique culturelle au quotidien Al Akhbar et responsable de la revue avant-gardiste Zawaya. « On aura bien un Président, dit Pierre, mais pas avant novembre. Ce sont les élections présidentielles américaines qui orienteront notre avenir politique. »