Alors que des dizaines de familles profitent de quelques heures de répit afin de quitter leurs demeures des deux côtés de Berriane, pour s'installer au sein de leurs communautés respectives (Mozabites et arabophones), les échauffourées reprennent dans plusieurs quartiers. Il est 21h. Des renforts des services de sécurité arrivent sur les lieux. Les autorités locales : wali, chef du secteur militaire, chef de sûreté de wilaya et commandant du groupement de la gendarmerie, montrent une certaine inquiétude. La décision d'occuper les lieux, objet de violence, est finalement prise. Les appels au secours émanant des deux communautés ne cessent d'être lancés. Les arabophones établis dans la zone est de Berriane sont en effervescence. L'odeur des gaz lacrymogènes est irrespirable. Les bouteilles de vinaigre sont distribuées dans chaque coin de quartier. Une pluie de pierres s'abat sur nous. Nous ne savons plus par où passer. Rejoindre la zone ouest, habitée par les Mozabites et prendre le risque du lynchage, ou se protéger derrière les gendarmes et policiers qui tentent de réoccuper le terrain. Le risque est pris, malgré les mises en garde des services de l'ordre. Des youyous fusent de partout, la tension est forte. Des dizaines de jeunes enturbannés, certains pieds nus et les vêtements noircis par la fumée vont dans tous les sens. Ils courent vers nous. « Venez et regardez dans quel état nous vivons depuis des jours. Nous ne pouvons plus laisser nos familles seules. Des jeunes viennent saccager nos maisons et nos commerces et vous voulez que nous restions calmes ? Nous ne partirons pas d'ici et nous protégerons par tous les moyens nos familles et nos biens », lance en larmes Mohamed, père de trois enfants. La foule s'agglutine autour de nous et chacun veut nous donner sa version des faits. L'histoire est la même que celle racontée par leurs voisins d'hier, les Mozabites, devenus leurs ennemis d'aujourd'hui. Chacune des deux communautés accuse l'autre de l'avoir trahie et d'avoir violé son intimité. « Imaginez que vous habitez dans un immeuble et subitement, vos voisins attaquent votre logement, le saccagent, agressent les membres de votre famille et finissent par exiger de vous de quitter votre bien. C'est ce qui se passe dans les quartiers est habités par les Malékites et le quartier ouest où résident les Mozabites », explique un notable. Le quartier est maintenant pacifié, pour reprendre l'expression d'un officier de police. Les dégâts sont très importants. De nombreux commerces sont saccagés, pillés et brûlés. Des maisons sont encore fumantes. La chaussée est envahie de pierres et de gravas, alors que de nombreux véhicules sont incendiés. Un vrai champ de bataille. Des cris viennent briser cependant le silence de la nuit. « Vous êtes en train de discuter alors que nos proches sont agressés là-bas », crie un homme venu en courant, le corps en sueur. Policiers et gendarmes prennent leurs boucliers et matraques et se préparent à intervenir. Un groupe est resté sur place et les autres assez nombreux se dirigent vers l'ouest de la ville, plus exactement à Basaid (mozabite), où il y a des échauffourées. Il est 22h passées. Une délégation arrive en voitures officielles à l'entrée du quartier. Les responsables locaux, à leur tête le wali, pénètrent dans les lieux. Le wali discute avec quelques officiers. « Regardez Monsieur le wali ce qu'ils utilisent. Des bouts de ferraille qu'ils nous lancent à l'aide de tire-boulettes. Regardez aussi ces douilles de chevrotine, nous les avons récupérées sur les lieux. Nous avons pris toutes les mesures pour éviter les affrontements », explique l'officier au wali. L'inquiétude se lit sur le visage de ce dernier, en dépit des propos rassurants et optimistes qu'il nous lance. « Nous allons en finir cette nuit et tout le monde reprendra sa vie normale », dit-il. Minuit. La guerre des quartiers fait rage De nombreux policiers antiémeute descendent en file indienne les escaliers qui mènent au cœur du quartier. Des pierres atteignent quelques-uns qui ripostent par des tirs de grenades lacrymogènes. Le wali semble nerveux. Son téléphone ne cesse de sonner. Il répond : « J'ai dit ça va. Je suis sur place. » D'un geste coléreux, il raccroche puis reprend un autre appel, vraisemblablement du même correspondant. « Je viens de dire que je suis sur place et c'est pris en main », ne cesse-t-il de répéter avant de couper brutalement la communication. Il se retourne vers nous pour nous demander de « laisser les policiers faire leur travail ». Des citoyens accourent vers lui. « Ils sont nombreux, ils veulent brûler nos maisons », crie un sexagénaire affolé. « Rentrez chez vous, nous sommes là. Le calme va revenir. Il ne vous arrivera rien », déclare le wali. Plus loin, la bataille fait rage. Les pierres et les tessons de bouteille pleuvent sur nos têtes, alors que l'odeur asphyxiante du gaz lacrymogène nous empêche de respirer. Les policiers réussissent à pénétrer dans les premières ruelles où le spectacle est chaotique. Plusieurs magasins et maisons sont déjà brûlés. Ahmed, un adulte d'une quarantaine d'années, sort les larmes aux yeux. « Ils ont saccagé notre maison et mis le feu dans le garage. Personne ne voulait répondre à nos appels de détresse. Mon frère a été blessé et je n'ai pas pu l'évacuer. Regardez dans quel état il est », dit-il. Son frère, un jeune adolescent, a reçu une pierre sur le visage. Des policiers nous demandent de nous éloigner des lieux. Des tessons de bouteille sont lancés sur nous. Les policiers lancent des grenades lacrymogènes. Les tirs s'arrêtent et les youyous fusent des maisons. Les ruelles sont devenues des champs de bataille, avec les pierres qui jonchent le sol, la fumée qui s'élève et l'odeur du plastique brûlé. Qui sont les assaillants ? « Nous savons juste qu'ils sont à peu près 150 jeunes, certains qui avaient des jerricans d'essence ont traversé le cimetière pour venir s'attaquer aux familles arabes vivant au milieu des Mozabites. Nous ne savons pas au juste qui ils sont, mais ce qui est certain c'est que le quartier sera sécurisé cette nuit (hier) », répond un officier des unités républicaines de la Sûreté nationale. Pour lui, le service d'ordre est dans une situation des plus compliquées. « Nous avons répondu à tous les appels, mais nous ne pouvons mettre un policier devant chaque maison. Vous avez remarqué que dès que nous avons investi le quartier Kef Hamouda, où réside la population arabe, c'est à Basaid que ça a éclaté. Nous faisons de notre mieux, mais il faut reconnaître que nous sommes face à une situation des plus délicates. Chacune des deux communautés refuse l'autre et nous accuse d'être complices avec l'une ou l'autre partie. Les dégâts sont importants dans les deux camps. Il y a un mort de chaque côté et les blessés se comptent dans les deux camps aussi », révèle l'officier. Il est 23h passées. Déjà une grande partie des ruelles est occupée par les policiers et les gendarmes. Dans quelques rues, on résiste. Les affrontements sont violents. Des cris de « Allah Akbar » sont lancés. Par qui ? Nous ne pouvons le savoir. Les pierres continuent à pleuvoir sur nos têtes. Il est 2h. Toutes les ruelles sont « pacifiées ». Les familles réintègrent leurs maisons. Certaines ont peur du retrait des forces de sécurité. « Nous sommes là et nous ne partirons pas jusqu'à ce que tout redevienne comme avant », rétorque l'officier. Est-ce vraiment possible ? Des deux côtés de Berriane, les gens n'y croient pas. La haine a gagné le cœur des jeunes, qui ne reconnaissent plus le droit d'aînesse des plus vieux et veulent à tout prix régler un contentieux vieux de plusieurs décennies par la violence. Une violence qui, faut-il le préciser, une fois installée n'épargnera personne. Hier matin, la ville s'est réveillée sur un climat toujours tendu et électrique. Les deux communautés sont désormais séparées par un cordon de policiers et de gendarmes. Si une personne d'une des deux communautés tente d'aller vers le quartier adverse, elle est tout de suite empêchée par le service d'ordre. Berriane apparaît comme une grande caserne, eu égard à l'important renfort arrivé la matinée. Les magasins et les infrastructures publiques ainsi que les établissements scolaires sont restés fermés. Des chaînes interminables se forment devant les rares boulangeries qui ont ouvert leurs portes, alors que les immondices et les pierres jonchent toutes les artères et les ruelles des deux côtés de la ville. Tout le monde est sur le qui-vive. Des débordements sont à craindre, notamment lors de l'enterrement prévu hier du jeune, tué accidentellement par un policier. Le permis d'inhumer a été délivré à sa famille la matinée et tout porte à croire qu'un banal petit incident peut faire basculer les événements. Le procureur explique que la deuxième victime ne peut être remise à sa famille tant que l'autopsie n'a pas été faite. Interrogé sur les enquêtes, le magistrat relève qu'une vingtaine de jeunes ont été arrêtés et que les procédures de leur poursuite en justice sont en cours en attendant la poursuite des enquêtes des services de sécurité, mobilisés autour de cette crise.