Diplômé des Beaux-Arts d'Alger depuis 2000, Réda Ighil est un jeune designer bourré de talent. Dans cet entretien, l'artiste brosse un tableau plutôt pessimiste de son métier. Pouvez-vous revenir, succinctement, sur votre parcours artistique ? J'ai eu un parcours académique. Je me suis découvert une passion pour les arts à l'âge de 13 ans. J'ai grandi et j'ai mûri avec cette passion dévorante. On m'avait encouragé d'une façon symbolique, à l'âge de 15 ans. En effet, la marque anglaise Jacquar, à qui j'avais envoyé quelques-uns de mes croquis, m'avait envoyé des feutres en guise d'encouragements. Cela m'avait permis d'avoir techniquement une boîte de couleur qui, à cette période, n'existait pas en Algérie. Mon but à l'époque, c'était d'aller dans mon plaisir, de dessiner. J'ai certes suivi un cursus de quatre ans aux beaux-arts mais hélas, je n'ai pas soutenu en fin d'année. Aujourd'hui avec du recul, êtes-vous à même de faire votre auto-critique ? Il est clair qu'avec beaucoup de recul, je suis capable de faire, aujourd'hui, ma propre autocritique. Il s'agit d'une autocritique très sévère. Aujourd'hui, quand je revois ce que j'ai fait il y a deux ans, je me remets en cause. Je pense que c'est la meilleur façon de grandir. Les voies, autant elles peuvent s'ouvrir, autant elles peuvent être hermétiques. En tant que designer, je dépends d'une économie de bazar. Car, autant aujourd'hui des gens ont besoin de ceci ou de cela, autant demain, il n' y a plus rien, pour moi, ce n'est pas à long terme. Parce que nous autres designer, nous n'avons pas de statut particulier. A l'instar des architectes, nous n'avons pas l'ordre des designers alors que dans les pays nordiques et européens, les designers ont leur propre statut. En Algérie, il y a eu de timides tentatives, mais en vain... Nous avons besoin de cette légitimité. Une légitimité qui dépend en grande partie du ministère de la Culture. Il restera ensuite au designer de montrer ses preuves avec, entres autres, les opérateurs économiques. Je ne demande pas à l'Etat de ramener des clients potentiels, mais de me reconnaître en tant que designer, en me donnant un statut particulier. Les designers pullulent en ce moment. Il n' y a qu'à voir la dernière exposition qui s'est tenue au musée Mama où plus d'une quarantaine de designers algériens ont exposé. Chacun avait sa propre sensibilité. La plupart travaillent de façon périodique. Ils n'ont pas de cahier des charges qu'on vient leur soumettre chaque jour. Pourtant, Dieu sait qu'il y a du travail pour tous ces designers. Votre profession est donc semée d'entraves et de difficultés ? Il ne suffit pas d'avoir un diplôme. Ce dernier ne donne pas droit à un statut. Je dirai que ce ne sont pas des entraves, mais un vide administratif, commercial et culturel. C'est-à-dire que c'est à moi de me cultiver et d'allerchercher le client. Etre designer en Algérie, c'est être à la fois un commercial, un comptable et un démarcheur. Un designer doit défendre ses propres idées. Il n'a pas à défendre une idée qu'il va vendre. On défend une réflexion, mais pas une idée. L'idée, très souvent, est collégiale. Le design est une force de réflexion. En France, on parle de designer consultant. Il est avec une équipe de marketing et il participe à la réflexion. En Algérie, c'est le flou le plus total. Il y a des artisans qui prétendent être des designers. Il y a des designers qui ne sont pas des artisans. Il y a tout cela qu'il faut d'abord remettre en ordre, avant d'installer des bases concrètes. Concrètement, quelle est la fonction d'un designer ? Le designer est un chef d'orchestre. Il ne sait pas vraiment jouer du violon, du piano, mais il peut gérer tout le monde. Je dis chef d'orchestre, car ce sont les artisans, les opérateurs économiques et tout le monde qui sont derrière. C'est tout ce beau monde qui intervient dans le processus de créer un produit et de mûrir une réflexion. Le designer est au centre de tout cela. L'architecte réfléchit sur un ensemble, le designer lui, réfléchit sur les détails. C'est vraiment le derme et non l'épiderme. C'est le vide total en matière culturelle. De temps à autre, il y a des inititiatives qui viennent du ministère de la Culture, encourageant quelques designers à travers quelques expositions, mais cela reste insuffisant. Le designer, ce n'est pas quelque chose d'éphémère. Je pense que les choses évolueront d'ici cinq à dix ans. Les cabinets de design existeront certainement. En outre, je pense que le design va être délocalisé d'Europe vers les pays maghrébins. Ils ne faut pas se cacher la face, il y a des énergies créatives en matière de design. L'idée de l'exode créative ne vous intéresse-elle pas ? Je peux m'envoler vers Londres et revenir deux jours après. L'idée de l'exode, de l'errance créative ne m'intéresse pas. Ma devise, c'est de penser global pour un monde local. On est dans un monde de globalisation. Comment peut-on dire, je vais partir, « alors que » d'un autre côté, on vit la globalisation ? En effet, on assiste à une explosion des barrières numériques. On peut travailler avec New York ou encore avec Dubaï, tout étant à Alger. On ne demande plus la nationalité d'un designer. Ce qui nous intéresse, c'est ce qui se vend. Bien sûr, chacun est libre de donner son appréciation. Mais voyez-vous, moi, je ne me sens pas concerné par une exode un peu stérile. Je suis d'accord pour affirmer qu'il y a un vide culturel, qu'on a du mal à s'actualiser et qu'internet est un petit accès à la culture. Nous sommes obligés de voyager et de voir ce qui se passe à l'étranger, mais sans plus. C'est du moins mon opinion. Peut-on affirmer que le design en Algérie est à son balbutiement ? Le design en Algérie n'est pas à son balbutiement. Ce qui me fait le plus peur, c'est qu'on le prenne comme un phénomène de mode, donc éphémère. Peut-être que d'ici deux ou trois ans, on n'en parlera plus. Et Dieu sait combien l'Algérie est touchée par ces effets de mode ! C'est déjà bien beau qu'il y ait ce petit effet de mode et que l'on entende parler du design ; mais il faudra canaliser cette énergie, ces esprits, ces penseurs, ces designers. L'Algérie doit avoir une centaine de designers. Si demain, les ministères et les organismes commerciaux commençaient à solliciter les designers, ils seraient les premiers à répondre. Il existe une force créative. Qu'on le veuille ou pas, il y a du design partout. Dans une « boîte », vous ne trouverez pas un designer mais un chargé de communication et de marketing. Il y a cinq ans, on ne trouvait qu'un directeur, alors je me dis que c'est déjà un premier pas. Mais cela serait bien que chaque entreprise ait son propre designer-conseiller, comme ils ont des juristes et autres. Aujourd'hui, les designers en Algérie sont très jeunes. Avant d'être des créateurs, ils ont d'abord une capacité d'analyse. Je préfère avoir affaire à un designer qui vit en Algérie avec sa propre sensibilité que d'avoir affaire à un designer italien qui va me subjuguer par ses créations, mais la réflexion sera européenne. Il n'y a qu'a voir ce qu'on est en train de faire en ce moment. On importe du matériel de l'étranger, que ce soit en urbanisme ou en aménagement urbain qui est beau, mais qui n'a pas été pensé pour des Algériens. Imaginez qu'on sollicite des Algériens en tant que designers. Je me dis que le premier grand pas qu'on pourrait faire, c'est d'abord d'inviter ces designers et de les impliquer. Les politiques doivent nous donner notre statut. C'est à partir de là qu'ils feront appel aux opérateurs économiques. Le designer est un grand observateur. Il est à la fois, un sociologue, un psychologue, un chirurgien de l'identité visuelle, un kinésithérapeute de certaines formes... Le designer peut jouer pleinement ce rôle, mais il faut lui donner l'occasion de le faire. Vous portez un regard plutôt pessimiste... Je porte, disons, un regard assez réaliste par rapport à notre pays. Il y a quelque chose qui va à deux vitesses. Il existe l'ère numérique, une téléphonie mobile qui explose, des petites PMI qui deviennent de grandes industries. Tout cela ne profite pas à tout le monde. Une évolution se fait, mais qui ne concerne pas tout le monde. Surtout pas les designers … Ces derniers sont rétrogradés du côté artistique. Ce qui est éprouvant pour eux. Un designer n'est pas un artiste. Même s'il est un artiste, il n'a pas le droit de le dire. Le designer est un penseur. C'est quelqu'un qui doit être présent avec une idée, mais qui doit fédérer aussi des gens du marketing, du management. Le designer est peut-être seul dans le premier jet de l'idée mais, dans le processus de l'idée, il ya beaucoup de personnes qui interviennent. Il faut arrêter de croire que le designer travaille de façon solitaire. Des projets en perspective ? Après ma participation à l'exposition collective de designers, qui s'est déroulée en avril dernier, au musée Mama, j'ai un grand projet qui me tient à cœur, celui d'organiser une exposition individuelle où je vais raconter l'itinéraire d'un designer algérien. Je ne vais pas exposer des best-off, car je suis appelé à créer que des objets. Là, je suis arrivé à huit prototypes parmi une trentaine. Je vais mettre en valeur les gens avec qui je vais travailler, en l'occurrence, les artisans. Quand je présenterai l'œuvre, il y aura le descriptif et surtout la personne qui a intégré l'œuvre, c'est-à-dire l'artisan lui-même. Cela permettra, également, de mettre en évidence le designer, l'artisan, la PMI ou la PME avec qui je vais travailler. Je préfère parler d'une rétrospective de design. Je vais traiter du global design. J'espère faire cette exposition au musée Mama car l'endroit s'y prête totalement. A travers cette exposition, je vais sortir un peu des rouages du design classique. Je ne vais pas traiter du mobilier mais du luminaire, de l'aménagement urbain et ce, à travers quelques arrêts de bus. J'aimerais voir des gens qui pourraient, éventuellement, parrainer mon exposition. Je me retrouve mon propre manager. Et là, ce n'est pas évident.