C'est avec beaucoup de passion que Me Farouk Ksentini, président de la Commission nationale consultative de promotion des droits de l'homme, a accepté de nous parler dans cet entretien des questions sensibles liées au dossier des disparus, à l'amnistie générale, au code de la famille et aux libertés. L'Algérie fête aujourd'hui la Journée internationale des droits de l'homme. Que peut-on dire en premier ? L'Algérie est devenue, ces dernières années, un pays émergent en matière de droits de l'homme. Il y a des choses palpables qui sont faites et qui nous laissent dire que la situation s'est sensiblement améliorée. Il faut reconnaître que les contraintes sociales et la mondialisation sont des pressions qui font avancer la situation des droits de l'homme. Les progrès sont modestes, mais concrets. Il ne faut pas oublier que pour la première fois depuis l'indépendance, l'Algérie est créditée d'une élection libre répondant aux standards internationaux. Nous remarquons aussi que depuis cette élection, la presse est devenue une presse d'information sérieuse. Vous voulez dire qu'elle a dévié de cette mission lors des élections ? Je dirais plutôt qu'elle a été agitée et marquée par des turbulences. Aujourd'hui, nous constatons une presse de niveau. En fait, elle a voulu jouer le rôle des partis politiques... N'est-ce pas le fait de l'absence du débat contradictoire au niveau de la télévision et de la radio ? La télévision est un autre problème encore plus grave. J'ai toujours prôné une libéralisation totale du champ audiovisuel, avec bien sûr un cahier des charges et une éthique. Il existe des hommes et des femmes qui peuvent faire ce travail convenablement. Donnons-leur l'occasion de le prouver. Où en est le dossier des disparus ? Il y a deux choses à préciser. D'abord, le dossier a été porté sur la place publique alors que, pendant des années, il était considéré comme un sujet tabou. Maintenant que l'Etat a reconnu sa responsabilité civile et a pris en charge le dossier de façon officielle par l'installation d'un comité ad hoc, nous pouvons dire qu'il y a du concret. Ce comité pousse à la solution en recommandant en premier lieu de dire la vérité aux familles. Pourtant, certaines associations de familles de disparus contestent la démarche... En fait, les organisations qui contestent cette démarche ne sont pas représentatives. Elles se résument à une femme et sa fille. La première a créé SOS Disparus en Algérie. La seconde, qui est à Paris, donc de droit français, porte la même dénomination. Les deux font beaucoup de bruit en occupant l'espace médiatique. Cet été, nous avons fait un travail de proximité avec les familles et nous avons découvert que la majorité n'est pas représentée. Nous leur avons distribué un questionnaire pour nous aider à connaître leurs préoccupations. A la question de savoir si elles acceptaient une aide sociale, elles ont répondu, pour plus de 75% des cas, positivement et ce en dépit d'une campagne médiatique effrénée. Elles ont signé ces questionnaires sans pour autant être obligées de prendre cet argent. Elles peuvent refuser à tout moment. Il s'agit d'un geste de l'Etat en direction des familles démunies dans le cadre de la solidarité nationale. Cela étant, je ne suis pas pour la disparition de ces associations, mais elles ne peuvent prétendre représenter les familles des disparus. Elles ne travaillent pas dans la transparence et sont contre toutes les solutions. Elles réclament la justice et la vérité, mais quand je leur dis : comment allez-vous y arriver, elles me répondent par la justice, mais refusent d'engager des actions judiciaires. Elles refusent aussi l'aide sociale accordée aux familles démunies parce qu'elles pensent que cette aide va clore le dossier. Qu'en est-il des travaux du comité ad hoc chargé de ce dossier ? Nous sommes en train de finaliser le rapport définitif qui va être remis au président de la République le 31 mars 2005. C'est un problème épineux qui touche plus de 6000 cas de disparitions et exige un travail de réflexion qui débouchera sur des suggestions. Nous avons exploré toutes les voies et mis en chantier toutes les données. Le président de la République a encore une fois parlé d'une amnistie générale. Selon vous, s'agit-il d'une amnistie destinée uniquement aux terroristes ou touchera-t-elle ceux qui pourraient être impliqués dans les cas de disparitions forcées ? Nous avons vécu un conflit qui a opposé deux parties : les agents de l'Etat et les terroristes. Ces derniers justifient leurs agissements par des motivations politiques. Certains agents de l'Etat ont commis des dépassements. Il en résulte alors des cas de disparitions forcées. Nécessairement une amnistie générale touchera les deux parties... Pas nécessairement puisqu'en 2000, seulement les terroristes ont été concernés par la mesure de grâce amnistiante... Vous l'avez bien dit, il s'agit d'une grâce et non d'une amnistie générale. La différence est de taille. L'amnistie générale concernera toutes les parties concernées par le conflit. Mais à ce stade, nous sommes toujours dans les supputations. Attendons que le contenu du projet en question soit connu. Contrairement à 2000, cette amnistie a toutes les chances de réussir parce que les esprits sont plus calmes et plus sereins. Ne va-t-elle pas exacerber davantage le sentiment d'injustice chez les familles des victimes du terrorisme et consacrer le principe de l'impunité au sein de l'opinion publique ? Oui elle posera un problème juridique, mais réglera un contentieux humain. C'est indéniable. Mais je pense qu'elle est annonciatrice d'un nouveau projet de société plus fraternel. Pensez-vous réellement qu'un bourreau puisse vivre en harmonie avec sa victime ? Peut-être pas en harmonie, mais les deux peuvent se supporter parce qu'ils sont condamnés à le faire. L'enjeu est l'avenir du pays. Aux dépens du droit à une justice garantie par la Constitution ? Dans l'absolu, je suis d'accord avec vous. Mais souvent dans la vie, nous sommes confrontés à des choix douloureux, comme par exemple préférer le futur à la justice. Dans le courrier assez important que vous recevez de la part des citoyens, y a-t-il beaucoup de lettres faisant état du recours à la violence par les agents de l'Etat ? La violence n'a pas disparu du comportement des agents de l'Etat. Mais actuellement, elle est de moindre importance, mais elle est là ! Vous voulez dire que la torture a été bannie ? Elle existe, puisque certains détenus en témoignent dans les tribunaux. Mais sachez que la plus grande torture que le citoyen subit est celle que lui inflige l'administration. Celle-ci le méprise, et lui, il répond par l'incivisme caractérisé. Le jour où les mentalités héritées de l'administration coloniale seront bannies, le citoyen développera son sens de civisme, parce qu'il aura en face une administration qui le respecte et qu'il respecte. De plus, il est important de noter que la torture, c'est aussi un certain nombre de droits qui sont bafoués. Mais il est indéniable que la situation des droits de l'homme en Algérie a connu une nette amélioration. Comment les droits de l'homme peuvent-ils s'améliorer lorsque l'Algérie ferme ses portes aux ONG internationales, applique un code de la famille qui viole les droits des femmes et un code pénal qui prévoit la prison pour les journalistes ? Il est important, et je l'ai toujours fait savoir aux plus hautes autorités du pays, de laisser une liberté totale aux ONG qui désirent venir s'enquérir de la situation des droits de l'homme en Algérie. Ce n'est pas à distance que l'on peut analyser une quelconque situation. Il faut donc ouvrir les portes de la maison Algérie et ne rien cacher. Pour ce qui est du code pénal, ce texte doit être revu. Une amende suffit largement pour sanctionner les journalistes en cas de diffamation prouvée. La prison n'a jamais rien apporté de salutaire. Pour ce qui est du code de la famille, il faut d'abord dépassionner le débat. Il faut que ce texte soit conforme à la Constitution. Lorsqu'on parle de la charia, tout le monde s'irrite. Il faut reconnaître que la venue de l'Islam, durant son époque au Moyen-Age, son contenu était révolutionnaire. Il est arrivé au moment où la chrétienté débattait de la question si la femme avait une âme ou non. C'est pour vous dire l'importance de ce texte lorsqu'il est apparu. Le drame, c'est que par la suite, il a été dogmatisé. Il faut aujourd'hui faire une lecture intelligente du Coran. Mais selon vous, pourquoi toutes ces réticences quand il s'agit de la révision du code de la famille ? Parce que dès qu'il s'agit de la condition féminine ou du statut personnel, l'Algérien devient frileux. Je n'arrive pas à comprendre comment peut-on maintenir la femme algérienne dans un état d'infériorité ! Nous n'avons pas le droit de continuer à agir ainsi. La femme algérienne a donné aux hommes des leçons extraordinaires durant toute l'histoire de notre pays jusqu'à la dernière décennie lorsqu'elle a servi de rempart au terrorisme. Les femmes violées par les groupes islamistes armés n'ont toujours pas le statut de victimes du terrorisme. Avez-vous soulevé ce problème dans vos rapports ? Effectivement, dans nos rapports annuels, nous avons soulevé ce problème, tout en demandant qu'elles puissent bénéficier des avantages sociaux. Qu'avez-vous fait, en tant que commission, pour les femmes qui ont été agressées à Hassi Messaoud ? Je suis cette affaire avec intérêt et elle a fait l'objet d'écrits dans notre rapport annuel. Je compte même assister personnellement au procès qui se déroulera prochainement. Vous êtes-vous penché sur le phénomène de la violence à l'égard des femmes ? C'est un fléau très grave qui s'est généralisé durant ces dernières années. Qu'est-ce qui vous pousse à affirmer qu'il s'est généralisé ? D'abord, par le courrier que je reçois et les nombreux procès auxquels j'ai assisté. Il suffit juste d'assister aux audiences de la correctionnelle pour se rendre compte de ce drame. De plus, je considère que le mari répudiateur qui refuse de payer la pension alimentaire de ses enfants est une violence. Le drame dans notre pays, c'est que l'école n'a pas joué son rôle. Vous savez plus que moi que tout se prépare à l'école, y compris l'avenir d'une nation. Dans nos écoles, nos enfants n'apprennent pas le principe de l'égalité entre les hommes et les femmes. Bien au contraire, ils sont éduqués dans la ségrégation. Ce qui explique les violences faites aux femmes et le harcèlement sexuel qu'elles subissent parce que mal vues dans la société. Là aussi, il faut reconnaître que ce fléau est répandu à des proportions alarmantes. Il met la femme dans une situation de fragilité et de vulnérabilité inquiétante. Il faut absolument revoir les textes et les rendre plus répressifs, en matière de harcèlement. Il faut dire enfin qu'au niveau de la commission, nous sommes beaucoup plus absorbés par le dossier des disparus, devenu d'ailleurs une priorité parce qu'il a fait trop de mal à l'Algérie. Qu'en est-il également de l'affaire Benchicou ? Je ne discute pas l'opportunité des poursuites qui reste une prérogative du ministère public. Tout comme je ne discute pas le rôle du juge de dire le droit. Je n'ai pas compris, par contre, pourquoi Benchicou a été arrêté à l'audience avant même qu'il n'épuise ses voies de recours. Il était sous contrôle judiciaire, il aurait pu être jugé tout en étant en liberté. Jusqu'à ce que la Cour suprême décide définitivement de son cas. En fait, on l'a mis en détention préventive, une mesure exceptionnelle érigée en règle par les juges. Selon vous, les juges abusent-ils toujours de la détention préventive ? Tels qu'ils sont actuellement, les textes sont parfaits. Malheureusement, leur application par les juges pose problème. C'est culturel chez ces derniers. Ils ont toujours tendance à abuser de la détention préventive. Au lieu de changer les lois, il faut faire des lavages de cerveau aux juges. Qu'est-ce qui explique cet état de fait : leur formation ou le système dans lequel ils évoluent ? Eux-mêmes sont les produits d'un système répressif. Ils ont été élevés dans ce système qu'ils font perdurer par leurs actes. Il faut que ces esprits changent. Tout le monde reconnaît l'usage abusif de la détention préventive, y compris les différents ministres qui se sont succédé à la tête de la chancellerie et qui ont tenté d'y remédier en signant des circulaires ou des directives, en vain, tout simplement parce qu'il s'agit d'une culture. Est-ce la raison qui a fait que nos prisons soient également malades ? Il est vrai que la situation dans nos prisons laisse à désirer. Mais là, nous pouvons reconnaître qu'il s'agit de moyens puisqu'il a suffi que l'Etat dégage un peu de fonds pour que les établissements pénitentiaires améliorent les conditions de détention. Mais en ce qui concerne la détention préventive, rien ne la justifie ou ne l'explique.