L'animateur de l'association El Ferda, Hocine Zaïdi, parle avec passion de son groupe et du genre gnaoui largement présent en Afrique du Nord. Il donne son avis sur le chemin parcouru par l'association artistique née à Kenadsa, une oasis située à 20 km du chef-lieu de wilaya, Béchar, mais évoque aussi avec respect tous les pionniers de cet art séculaire qui a pu traverser les âges et les influences. Votre plaisir, c'est d'être président d'El Ferda ou chanteur-musicien sur scène ? Sans hésiter, je dirais que mon plaisir c'est de jouer ; un artiste-chanteur, c'est fait pour s'exhiber, non se cacher ; mon identité a été toujours une identité de scène. cela a toujours été été mon vœu, c'est ce que je ressens. Etre sur scène, équivaut à un bonheur incomparable ; c'est mon moyen de communiquer mon bonheur, ça donne un sens à ma vie je crois. Vous êtes président de l'association musicale El Ferda et commissaire du Festival de la musique gnaoui. Est-ce là une démarche pour dire choisissez El Ferda ? Ou bien une manière de dire : nous ne sommes là que comme repères ? En tant que Ferda nous ne sommes que repères je l'espère, un repère. Pour le reste, je demande à ce que chaque groupe fasse ce qu'il a envie de faire dans cette immense palette des arts populaires chantés. Il y a d'autres pistes, d'autres repères musicaux, et surtout d'authentiques artistes dans le genre qui peuvent égaler les grands à travers le monde. Ils n'ont pas eu la chance que nous avons eue, c'est certain, mais cela ne diminue en rien leur grand mérite. Ce sont des artistes qui ont du talent, des talents à l'inspiration prodigieuse. Comment percevez-vous la montée en puissance de groupes de musique traditionnelle gnaoui ? Est-ce une bonne chose ou une dévalorisation d'un art musical, qui ne peut demeurer authentique, selon certains que dans des cercles restreints, des circuits limités qui lui assureraient protection et continuité ? Je suis contre la musique du cantonnement, contre la musique des œillères, le huis clos. Citons l'équipe Gaâda Diwane de Béchar et bien d'autres installées en France, leurs éléments se sont découvert de nouvelles aventures esthétiques et artistiques, une inspiration communicable, une émotion vitale pour le développement de cet art venu du Sud, parce qu'elles se sont frottées à d'autres musicaux. Leur art se développe de manière prodigieuse, en relation avec tout ce qui est international. Donc je dis, sans hésitation aucune, que c'est une très bonne chose et je ne peux que m'en réjouir, car c'est d'une importance capitale pour redécouvrir le gnaoui à large échelle, une forme artistique toujours vivante et toujours irréductible, malgré tous les aléas liés à sa diffusion et aux censeurs, les adeptes des mises en quarantaine. Aujourd'hui, il faut faire de telle sorte pour que tout groupe gnaoui puisse trouver sa sensibilité dans cette sphère culturelle, à la fois unique et plurielle. A mon humble avis, l'esthétique c'est ce qui bouge ; c'est qui est ouvert aux apports des autres. Ce n'est pas trahir son âme que d'essayer d'aller vers l'autre. Lorsqu'on parle de musique nationale du terroir, votre groupe, El Ferda, est cité comme groupe phare à l'échelle nationale, un groupe avec qui compter. Cela vous fait-il plaisir en tant que président de l'association ou parce que membre influent du collectif artistique ? Faut-il rester au top et assurer la notoriété qui est la votre ? Ce sont les deux et, croyez moi, ce n'est pas facile. Une chose est sûre : nous accordons une place importante au travail de redécouverte du style ferda, un style né à Kenadsa. L'affirmation identitaire, ce n'est pas dormir sur ses lauriers ; les lauriers, il faut les arroser, et l'arrosage, c'est la mise à niveau. La musique, c'est partager une aventure, et le partage ne peut se faire sans redécouverte de soi. En quoi consiste ce travail de redécouverte ? Il consiste, en premier lieu, à agir en professionnel dans nos comportements musicaux de tous les jours, à ne pas se contenter de la gestion approximative du groupe, d'avoir par exemple des répétitions à heures précises, des quêtes plus soutenues, des sonorités, des « mixages » de genres plus élaborés. La spécificité, si on veut la préserver, est d'être performant sur toutes les scènes et à tous les rendez-vous. Par ailleurs, la redécouverte chez nous n'est pas la répétition, mais plutôt le réaménagement du style gnaoui-ferda ; c'est l'introduction d'instruments qui étaient absents dans les formes traditionnelles, c'est aussi une distribution plus large, plus poussée. La priorité est donnée aux solistes qui ont une voix, à l'image de Larbi, incomparable ; ce sont des introductions chantées en solos (istikhbar). Nous sommes perpétuellement attentifs à ce qui change, attentifs et conscients de la difficulté à garder le statut qui est le notre aujourd'hui. Et c'est pour cela que nous disons que la protection du patrimoine, c'est avant toute chose se nourrir des autres dans des allers-retours constants et garantir une amplification toujours plus grande de nos choix musicaux. C'est un privilège social que de partager avec plus de gens et de différents goûts une forme esthétique qui a bercé mon enfance et celle de mes parents, ceux-là mêmes qui m'ont permis de continuer leur amour. Voulez-vous dire que vous en êtes, en tant que Kenadsiens, les créateurs exclusifs du style ferda ? A ma connaissance oui. Même si j'ai entendu dire que les femmes de la région de Marrakech au Maroc sont à peu près dans une variante qui serait très proche de la notre. Cela étant, nous sommes très fiers de cette spécificité musicale, de cette marque de fabrique, nous en sommes conscients ; mais il faut lui garantir une plus grande audience. Nous sommes contre toute forme de pratiques musicales ségrégationnistes, la musique de ghetto. Démocratiser le genre par une écoute plurielle, lui garantir le partage et le passage à l'émotion, c'est cela notre credo. Des groupes de chants traditionnels collent de près leur démarche musicale sur le style El Ferda. C'est une fierté pour vous ou un motif d'inquiétude, de concurrence à vos choix esthétiques ? D'abord le style, ferda n'est pas une propriété exclusive de notre équipe, mais l'héritage d'une cité et, partant, d'une région. Cela dit, je considère que c'est une fierté que de devenir un des modèles qui comptent, c'est aussi une source de motivation pour nous améliorer ; nous dépasser pour rester au top ; nous remettre en cause par la recherche constante ; nous rénover constamment et rénover sur ce qu'il y a à rénover sur un socle patrimonial de départ, pour faire mieux dans cette solidarité spirituelle, une solidarité qui nous unit dans nos diversités culturelles et nos lieux de confluence Qu'avez-vous apporté de plus que la génération qui vous a précédés ? Disons le modestement et avec respect pour nos aînés, chez nous la dimension de l'innovation en matière instrumentale, scénographique et chorégraphique est plus prononcée. Pour une bonne mélodie, pour une mélodie qui soit à la fois respectueuse du legs des anciens et, en rapport avec la musique d'aujourd'hui, nous avons aussi bien sauvegardé les sonorités des instruments comme le pilon, le guembri et le karkabou et le tbal (tambour) qu'introduit le luth, le violon, le banjo et la derbouka. Si on a gardé la posture goubahi (une danse) en l'état, nous avons par contre soigné grandement la chorégraphie qui va avec. Le style ghiwane Jil jilala, Nass El Ghiwane, grandement basé sur la chanson populaire (le melhoun), est revendiqué chez nous. Nous l'avons habillé à notre sensibilité culturelle, à nos aspirations du moment et de celles de demain. Il y a une interprétation plus personnalisée du rôle de chacun dans le groupe. La chanson en chœur laisse plus de place au soliste. Le métissage, c'est donner et prendre de l'autre. Le diwane, on le porte en nous. Il nous hante et nous l'habitons. C'est notre passion et nous essayons de la transmettre. Ne pensez-vous pas qu'à trop vouloir moderniser, vous avez dévié du genre gnaoui ? Le gnaoui irrigué au style ferda est toujours le même gnaoui ; la source où nous allons prendre notre inspiration et nos élans musicaux premiers est identique, mais il est évident que le présent agit dessus, le change pour les besoins d'une société en marche. C'est pour cela qu'on dit qu'on se doit d'accorder une place importante à l'innovation, qu'on se devait d'agir pour être conforme aux demandes de ce présent. Nous croisons des chorégraphies et des genres pour ne pas accuser du retard. Je dis : « Ne restons pas dans l'incantation, mais inscrivons-nous dans la dynamique du mouvement, un mouvement, respectueux bien sûr, de l'œuvre des anciens, de nos artistes aînés, de nos traditions, de notre terroir culturel commun. Rendre plus visible l'œuvre des aînés, c'est agir sur elles avec des yeux d'aujourd'hui, avec les moyens d'aujourd'hui. Les héritages c'est fait pour être restaurés pas pour être pleurés. Plus que tout autre, l'art gnaoui exige de tous ceux qui le pratiquent, amour, métier et, surtout, du sérieux dans la manière de l'exercer. Nous devons perpétuellement être attentifs à ces exigences- là. Pour lui garantir l'éternité, il faut lui garantir la vigueur technique, fille de notre temps. C'est le moindre de notre devoir d'artiste issus de l'humus populaire. »