L'homme avait tout juste vingt et un ans quand il fut arrêté à l'orée de l'été 1945. Fils d'un caïd de la région de Makouda (Tigzirt en Kabylie), il sera accusé d'avoir attenté, dans le sillage des événements du 8 mai de cette année-là, à la vie d'un autre caïd, de son nom Aït Ali. Il n'avait pourtant pas pris part à cet attentat mené par un groupe de militants du PPA. Devenu Bachagha et président du Conseil général d'Alger, Aït Ali sera grièvement blessé par un militant du FLN en 1956. Yacef Saadi relate les circonstances de cette attaque dans ses mémoires. Rien ne semblait pourtant destiner le jeune Mohand Saïd, issu d'une famille aisée, qui poursuivait ses études au lycée de Ben Aknoun, interrompues par la guerre, à un tel destin. Sa longue détention est entrecoupée de grèves de la faim et de procès. Il fut condamné d'abord à des peines de 15 et 20 ans de travaux forcés puis à la perpétuité. Il ne sera libéré qu'en 1962. Le livre* de l'ancien ministre du Travail et des Affaires sociales de Houari Boumediene n'est nullement le récit de cette longue privation de liberté. A elle seule, elle aurait pu pourtant constituer la matière exclusive de l'ouvrage. Le séjour dans différentes prisons (Serkadji, Tizi-Ouzou, Blida, Oran, El Asnam) et des transfèrements plus courts dans des geôles en France pouvaient suffire à un exercice d'autoglorification. Les mémoires recueillies par l'ex-ambassadeur, Lahcene Moussaoui, ne sont pas seulement le journal du prisonnier qui fut celui qui passa, au XXe siècle, le plus de temps dans les prisons coloniales. Le récit s'ouvre sur une enfance partagée entre le petit village de Tassadarth et Dellys et dont les souvenirs liés à la famille, notamment un grand-père pétri de sagesse et enraciné dans le terroir kabyle, resituent une époque. Au-delà des haltes nostalgiques, la mémoire ressuscite aussi le passé culturel de cités comme Dellys ou Alger qui étaient des îlots d'urbanité et d'authenticité. L'entre deux guerres était, certes, marqué par l'ampleur des privations et des rigueurs liées à la condition de colonisé. En contrepoint, elle était aussi celle de l'affirmation de la conscience nationale. « L'administration coloniale était féroce et implacable », écrit t-il (page 32). « C'était une période terrible que l'on ne peut imaginer aujourd'hui. Une période où, en guise d'habits, les pauvres paysans se contentaient, pour beaucoup, d'un sac de jute dont ils perçaient le fond pour être la tête et les côtés pour les bras », poursuit-il (page 141). Le livre s'avère un témoignage précis et précieux sur la vie carcérale qui fut davantage « une école, un espace de rencontres et de découvertes du pays ». Le vieux militant fait, surtout, revivre de nombreux personnages qui, à un moment ou un autre de l'histoire de l'Algérie, ont joué un rôle. Défilent les figures d'Omar Oussedik, Ali Laimeche, Omar Boudaoud compagnons de jeunesse. L'auteur a croisé ensuite dans les prisons Benbella, M'hamed Yazid, Bitat, Abane Ramdane, Ali Zamoum. Les pages fourmillent de souvenirs sur des militants comme Hamou Boutlelis assassiné à sa sortie de prison et des dirigeants ou des militants comme Ali Yahia Abdenour, son frère Rachid, Bennai Ouali, Abdelmalek Temmam. Hommage est rendu, également, à des militants anonymes et aux Européens qui s'impliquèrent dans la lutte pour l'indépendance. Dans cette galerie on retrouve même Moufdi Zakaria, l'acteur Hassen El Hassani ou Abassi Madani qui furent tous emprisonnés entre 1954 et 1962. Gloire et dévoiement Mazouzi a accompagné les différentes phases de l'histoire de l'Algérie. De ses premiers pas dans le PPA jusqu'à ses ultimes engagements aux côtés de Redha Malek ou Mostefa Lacheraf. La partie qui relate le passage de l'homme dans différents postes de responsabilité, tant dans les structures du FLN que de l'Etat est toute aussi captivante et instructive. Celui qui fut wali et impliqué dans le FLN à une période cruciale dit beaucoup de choses. Sur la crise du FFS de 1963, le congrès du FLN l'année d'après, le coup d'Etat du 19 juin 1965, les premières élections des APC en 1967... S'il ne fut pas toujours un acteur de premier plan, il évoque de nombreuses péripéties et dresse le portrait d'hommes comme Aït Ahmed, Ahmed Ben Bella sans complaisance mais sans haine. Ne voulant pas s'engluer dans les luttes intestines, il préféra, dès 1962, s'impliquer dans le travail de terrain pour l'édification d'un Etat. « C'était une époque de perspectives et d'espoirs où les jeunes refusaient des bourses à l'étranger et des offres alléchantes de vie plus facile ailleurs ; ils voulaient travailler, se battre ; ils croyaient en leur pays en pleine construction ; ils avaient foi en leur peuple qui souffrait mais qui avançait », lit on page 324. Son livre est celui de multiples aspects de l'Algérie indépendante dont on découvre à la fois l'élan vers la modernité et les fragilités. Il s'attache à rappeler les moments de gloire et à regretter les dévoiements qu'ils situent à l'avènement de Chadli Bendjedid qui fut une sorte de descente aux enfers. Relatant surtout son expérience au niveau du ministère du Travail qu'il occupera de 1968 à 1977, il met en valeur le travail collectif de ses cadres et l'apport de l'écrivain Kateb Yacine et du peintre M'hamed Issiakhem. Il relate, également, de nombreuses missions à l'étranger (Chine, Corée du Nord, Cuba, Grande-Bretagne, Guinée...). C'est un récit assaisonné de croustillantes anecdotes sur une époque où l'Algérie jouissait d'un immense prestige. Le régime de Boumediene a, amélioré le sort de la majorité des Algériens. Mazouzi garde encore une admiration pour le raïs qu'il explique et justifie. Mazouzi s'appesantit sur les réalisations à tous les niveaux et fait part de la volonté de Boumediene de corriger les erreurs après 1976. A travers des évocations tantôt sur un ton grave et tantôt léger, le livre ne se lit pas comme une fastidieuse leçon d'histoire où l'auteur se donne le beau rôle. Son intérêt premier est dans cette rencontre entre un parcours personnel et l'histoire d'un pays. Les malheurs et les espoirs de l'un et de l'autre ont nourri une fabuleuse histoire dont nous découvrons chacun des aspects méconnus.