Vendredi. 14h30. A la rue Hocine-Asselah, à Alger-Centre. Deux jeunes filles sont interpellées par un automobiliste qui leur demande de l'accompagner. Les filles pressent le pas mais l'homme, la quarantaine, insiste, profitant de l'indifférence des autres automobilistes. Face à cette situation, les deux filles décident de prendre un taxi pour fuir l'incommodant qui n'hésite pas à leur lancer des injures avant d'accélérer. A la rue Hassiba-Ben-Bouali, une autre jeune fille subit les propos peu amènes d'un adolescent pour avoir été indifférente à ses avances. Même scène à la rue Tripoli (Hussein Dey). A quelques mètres de l'arrêt du tramway, une femme, en tenue de sport, est gênée par un vieil homme présent sur le trottoir d'en face, qui lui faisait des gestes obscènes. La dame ne trouve son salut qu'à l'arrivée du bus. Nassima, cadre dans une entreprise de communication, a été agressée l'été dernier en plein centre de la capitale parce qu'elle portait une tenue jugée « indécente ». « J'étais humiliée. Des jeunes garçons ont tenté de m'agresser et personne n'est intervenu. On n'a pas le droit d'exiger une tenue ou un comportement. Il faut respecter les autres. Ce n'est pas une question de loi mais de mentalité et d'éducation surtout », s'emporte-t-elle. Les délinquants, maîtres des lieux Ces scènes sont vécues quotidiennement par les femmes dans la rue et les lieux publics. Mais avec l'adoption de la nouvelle loi criminalisant les violences faites aux femmes, ces comportements indécents et ces agressions verbales disparaîtront peut-être du paysage urbain. Les sanctions seront lourdes, notamment quand il s'agit d'une victime mineure. La promulgation de cette loi a suscité un grand soulagement chez les femmes et les familles. Amina, vendeuse dans une pharmacie, confie qu'elle a été victime à plusieurs reprises de harcèlement dans la rue. « J'assure parfois une permanence nocturne. Auparavant, je me faisais accompagner par mon frère mais maintenant je préfère rentrer seule afin d'éviter à ma famille à avoir à en découdre avec les provocateurs. Un jeune a osé me draguer vulgairement devant mon frère croyant qu'il était mon copain. Les délinquants dans la rue constituent un vrai danger pour les femmes parce qu'ils ne reculent devant rien et d'autres pensent qu'ils sont les maîtres de la rue et c'est permis pour eux de nous insulter et nous manquer de respect. J'espère seulement que cette loi sera appliquée fermement », dit-elle. Sarah, étudiante à la faculté d'Alger, raconte une scène qui l'a marquée à vie. « J'étais en compagnie de mon père au niveau du parking de Tafourah pour récupérer notre véhicule quand un jeune m'a traité de fille de mœurs légères qui fréquente un vieux pour son argent. Mon père qui est diabétique et hypertendu a failli le tuer si ce n'est l'intervention de passants. J'ai lu des articles de presse sur le sujet et je souhaite de tout cœur que cette loi puisse mettre fin à ces comportements », souligne-t-elle. Femmes au volant... la violence au quotidien Les femmes au volant font également l'objet d'injures et d'intimidations. Ilham, médecin résidente à Alger-Est, estime que cette loi est préventive dans le sens où les auteurs des violences contre les femmes « sont lâches et faibles ». Elle se dit donc sûre que les nouvelles sanctions vont au moins diminuer les agressions notamment verbales. « La femme qui conduit est exposée à différentes formes de violence. Les conducteurs n'hésitent pas à nous traiter de tous les noms et ça peut aller même aux gestes obscènes. J'ai eu un incident de ce type et j'ai alerté un point de contrôle. Il faut que toute la société s'implique dans la lutte contre ces comportements », soutient-elle. Que pensent les hommes de cette nouvelle loi ? Mokhtar, enseignant au lycée, plaide plutôt pour la sensibilisation sur les violences à l'égard des femmes au lieu de la répression. « Il sera difficile d'appliquer ces lois et donc d'accepter les condamnations. Il ne faut pas oublier qu'on est dans une société masculine et conservatrice où l'homme se sent toujours supérieur à la femme », assène-t-il. Selon lui, régler la violence conjugale par l'emprisonnement est irréaliste. « Un homme ne peut pas accepter d'être présenté devant le juge à l'instigation de son épouse parce qu'il a été violent. Une telle situation peut mener au divorce », soutient-il. Avis partagé par Zouhir, caissier dans une supérette, qui refuse d'être « otage » de la femme. « J'ai lu certaines dispositions de cette nouvelle loi. Personnellement, je ne peux pas accepter que ma femme aille au commissariat pour déposer plainte contre moi et je ne retrouve ma liberté qu'après son pardon. C'est inadmissible », dira-t-il. Même si elle est battue ? « Oui, il y a toujours un moyen de conciliation. Mon père battait ma mère et elle n'a jamais déposé plainte contre lui, elle ne se plaignait même pas à sa famille », argue-t-il. Safia, femme mariée et mère de deux enfants, estime, elle aussi, que dans les cas de violence conjugale, la situation devient sensible. « Il faut vraiment oser pour déposer une plainte contre son mari et continuer de vivre avec lui sous le même toit », relève-t-elle. Djamel, psychologue, paraphrase Kateb Yacine : « Etre algérien est un dur métier, mais être femme, l'est davantage. » Pour lui, l'adoption de la loi contre les violences faites aux femmes est un grand pas, notamment pour ce qui est de la violence conjugale. « Ce problème est réel, car la plupart des femmes optent pour le silence pour ne pas s'attirer les foudres de la famille et souvent dans l'espoir que les choses se règlent et que la raison finira par l'emporter. Aussi, la clause du pardon pourrait annihiler tous les espoirs suscités par cette loi. Beaucoup de femmes seraient forcées par leurs familles à retirer leurs plaintes. Dans la rue, l'Algérien baigne comme chacun le sait dans une société qui, à peine sortie d'une décennie de violences sanglantes, est en train de replonger à nouveau dans une autre forme de violence. Souvent celle-ci a des connotations sexuelles. Avec le retour du discours islamiste et conservateur, la femme est de nouveau mal vue », analyse-t-il. Larbi, enseignant-chercheur, estime, pour sa part, que le débat sur les violences contre la femme ne devrait pas avoir lieu. « Débattre la criminalisation de la violence est en contradiction totale avec la Constitution qui reconnaît le statut politique de la femme. Sur le plan humain, il y a un sexisme qui est également en contradiction avec l'égalité et la Constitution. Homme ou femme, chacun doit recourir à la justice, qui doit trancher cette question parce que là, je vois une vision sexiste grave », observe-t-il. La mésaventure d'Assia, 39 ans, lui donne raison. Visage défiguré, caché par un foulard, elle attendait dans la salle des urgences du CHU Mustapha-Pacha. « C'est son mari qui l'a battue », raconte sa voisine. « Il est chômeur, c'est elle qui travaille et s'occupe de son foyer, lui a une seule mission, la battre comme un fou », ajoute-t-elle. Mais Assia, assistante médicale, s'y est résignée. « Il a ce défaut mais je n'ai pas le choix. Je suis orpheline de mère et mes frères ne veulent pas de mes enfants en cas de divorce. Je n'ai jamais pensé déposer plainte contre lui, c'est mon mari », souffle-t-elle. Une question d'amour ? Assia secoue sa tête : « Plus jamais depuis qu'il me bat devant les enfants qui n'ont plus de respect pour moi mais je préserve la façade. La société est accusatrice. Il vaut mieux vivre avec un mari violent qu'avec un statut de divorcée », confie-t-elle. Selon le professeur en médecine légale, au CHU de Béni Messous, Dalila Laidaoui, la femme battue est toujours en détresse. « On a eu à traiter des victimes qui sont universitaires et ont un fort caractère. Elles n'acceptent pas d'être soumises et revendiquent leurs droits, alors elles sont battues. Mais il n'existe pas un profil spécifique de la femme victime de violence », explique-t-elle. Et si la victime est un homme ? Les hommes eux aussi se disent victimes... des femmes. « J'ai fait l'objet à plusieurs reprises de violence verbale de jeunes femmes. J'ai laissé tomber parce qu'il s'agit finalement de femme, mais avec la nouvelle loi, j'ai décidé de poursuivre toute femme qui osera m'insulter », lance Ali, taxieur. « J'évitais de leur répondre parce que finalement une femme ne devrait pas insulter un homme. Mais quand j'ai suivi le débat sur la nouvelle loi, je pense que les hommes doivent aussi user de leurs droits », affirme-t-il. Anis, étudiant, a lui aussi pris une décision : cesser de draguer. « J'ai vu que les conséquences pourraient être graves. Je suis contre la violence verbale et contre toute atteinte à la pudeur mais malheureusement, c'est interdit de dire aux femmes qu'elles sont jolies. On ne sait jamais comment elles vont prendre la chose et dans ce cas, c'est la femme qui est la perdante parce qu'il n'y aura pas quelqu'un qui va évaluer sa beauté », dit-il, souriant. Les hommes battus ne se font plus discrets. Ils se confient à visage découvert. Ils sont de toutes les catégories socioprofessionnelles, jeunes et vieux, frappés, humiliés et harcelés même sexuellement. Ils consultent également les médecins légistes et obtiennent des certificats d'incapacité. Sid Ali avoue être victime de violence verbale de la part de sa femme depuis 9 ans. « Elle me traite de tous les noms d'oiseaux devant les enfants. Je quitte le foyer mais elle vient chaque fois me chercher chez ma sœur. Elle demande pardon, mais quelque temps après elle reprend ses habitudes. Je me suis habitué à cette situation. Je suis à la retraite et je n'ai pas où aller », confie-t-il. Mohamed a déposé plainte contre sa femme qui l'a agressé avec un objet contondant « Elle a été condamnée à 6 mois de prison avec sursis parce que je lui ai pardonné. Aujourd'hui, j'évite ses crises et aussi ses coups », dit-il.