Abdou Elimam, linguiste connu, a présenté, lors d'une vente-dédicace à la librairie El Ijtihad, son livre « Le maghribi, alias ed-derija, la langue consensuelle du Maghreb ». Le livre vient d'être réédité par les éditions Frantz-Fanon à Tizi Ouzou. L'auteur a déjà publié « Le Maghribi, langue trois fois millénaire » (Anep), « Langues maternelles et citoyenneté » (Dar El Gharb). « Ce livre, commis il y a une vingtaine d'années, est à sa troisième réédition. En le relisant, je ne changerai aucune virgule, parce qu'on est loin du compte dans ces questions », dit-il d'emblée. Pour Elimam, « c'est un travail ancré dans d'histoire pour retrouver les traces de la langue parlée il y a entre 2.000 et 3.000 ans sur ce continent et de découvrir que la langue qui se parlait il y a quelques dizaines de siècles, à quelques variantes près, est celle que nous continuons à parler, c'est la deridja (arabe dialectal) d'aujourd'hui ». Abdou Elimam a travaillé sur un corpus punique et a essayé de voir ce qui a survécu. Il a découvert qu'on est à plus de 60% de substrat, de survivance de cette langue. Il y a des mots qui ont disparu, d'autres qui ont changé de sens. Cela a attiré son attention d'autant plus que la langue punique est une langue sémitique. Ce qui l'a le plus marqué est l'usage de la datation. Il s'est rendu compte qu'au moment où l'usage de cette langue était répandu, l'arabe n'existait pas encore. Selon lui, « il est apparu réellement entre les VIIe et Xe siècles. Il a fallu trois siècles pour être normé. Or, il se parlait déjà quelque chose d'autre ici avant. Il se parlait aussi une langue ancienne, le libyque, une forme ancienne du berbère. Les deux langues, depuis pratiquement 3.000 ans, cohabitent ». « Ces langues maternelles ont traversé le temps, les colonisations, les idéologies linguistiques. Elles sont toujours vivaces parce que les langues ne parlent pas toutes seules. Comme la science et le savoir, elles sont portées par des humains qui les diffusent. Quelqu'un qui ignore sa langue, s'ignore lui-même », affirme-t-il. « Si je nomme notre langue deridja, c'est parce que les autres la désignent ainsi », assène-t-il. « J'étais surpris que des collègues arabes et étrangers appellent notre langue lahja maghribi (accent maghrébin, ndlr). J'ai repris cela parce que je me suis dit pour une fois, je vais donner un nom à ma langue, un signe d'émancipation personnelle. J'ai senti une satisfaction, parce qu'avant cela, on mélangeait toutes les formes d'arabe. Toutes ces dénominations minorantes que j'avais intégrées, comme tout le monde, parce que j'étais colonisé dans ma tête, je m'en suis libéré. » Deridja et langue arabe Le linguiste a soulevé un dernier point, celui du rapport de la langue deridja à la langue arabe. « Il y a des malentendus qu'il faut lever, un effort de travail et d'interrogation à faire. « La norme arabe a été élaborée après le Coran et va essayer de se développer surtout pour les besoins de sa lecture. Par contre, les langues maternelles, y compris dans la péninsule arabique, ont continué à fonctionner à tel point jusqu'à aujourd'hui, nulle part au monde il n'y a de locuteurs natifs de la langue arabe classique ou coranique », fait-il remarquer. « C'est l'environnement social qui fait qu'on passe d'une langue à une autre. L'appareil de base qui est dans le cerveau, personne ne peut le supprimer. Les gens qui veulent cacher la deridja pour mettre l'arabe, ça ne marchera pas, parce que l'enfant est prédisposé en matière de langage », estime le chercheur. « Si l'on veut arabiser, la meilleure façon est de commencer par la langue maternelle durant les quatre à cinq premières années, ensuite, on peut introduire la langue de son choix », poursuit-il. « Le problème réside dans l'interdiction de la deridja à l'école. Les études en neurosciences ont montré que la langue maternelle est toujours présente, sauf si l'on change les cerveaux des humains et les structures neuronales », soutient-il. A l'en croire, les politiques font une erreur dans la mesure où « ils dénaturent la personne humaine en lui ôtant un pan de son identité, peut-être une des sources de la violence perpétuée dans la société ». Il invite, d'ailleurs, à organiser un débat serein sur cette thématique. Il a voulu conclure avec une clarification. « Je ne suis contre aucune langue. On a déjà ouvert une brèche avec tamazight, j'espère qu'on ira plus loin, car le jour où on s'assumera avec nos langues maternelles, on sera à 100% indépendants ».