Il s'était livré à une incroyable gymnastique pour pouvoir acheter le mouton de l'Aïd dont le prix dépassait largement son salaire de chauffeur dans une entreprise privée où il touchait à peine le Smig. Il avait pourtant eu la possibilité de l'acheter par facilités, mais il refusa parce que le mouton allait revenir trop cher et parce que un sacrifice à crédit, ça ne l'enchantait pas trop. Alors il a pesé le pour et surtout le contre mais a fini pas céder devant l'insistance des enfants. Chaque fois qu'il était chargé d'une course, il en profitait pour s'arrêter un instant devant les troupeaux qui s'agglutinaient aux portes de la ville et se mettait à soupeser la bête qui lui plaisait. A une dizaine de jours, le cheptel était encore trop cher, et en bon descendant de la paysannerie, il savait que les prix finiraient par fléchir le dernier jour. Mais il ne put se résigner à attendre aussi longtemps, car c'était pour que les enfants puissent promener le mouton dans le quartier comme on promène un trophée. Il ne cessait de tourner et de comparer les prix qui, du reste, étaient tous semblables comme si tous les marchands s'étaient donné le mot. A force de vouloir équilibrer son très modeste budget, il a fini par devenir comptable sans parvenir à être calculateur. Pour l'habillement, il ne s'est pas trop cassé la tête, le magasin de friperie faisant largement l'affaire, quoique les marchands de nippes, eux aussi, augmentaient leurs prix à l'occasion et devant la foule qui farfouille dans les tas de chiffons, ils restent de marbre et ne consentent que de très maigres réductions. Et les enfants ont compris qu'il valait mieux ne pas trop être exigeant pour pouvoir avoir le fameux mouton de l'Aïd. A trois jours de la date décisive, il décida d'acheter le mouton et prit fermement le chemin du gros troupeau qui se trouvait juste à la sortie de la ville. Arrivé sur place, il dut d'abord se délester de 50 DA qu'exigeait un jeune hurluberlu armé d'un bâton, se prétendant gardien de parking. Il entra dans le périmètre de vente comme on entre dans l'arène, s'apprêtant à livrer un combat ardu. Il dévisagea avec attention chaque bête et, indifférent aux sollicitations des vendeurs, il prit tout son temps pour choisir et remarqua un bel animal, haut sur pattes, sans cornes, ce qui va énormément décevoir les enfants mais on ne peut pas tout avoir d'autant plus que les moutons cornus coûtaient beaucoup plus cher. Il le soupesa donc, lui tâta le flanc, scuta ses dents et le vendeur, à l'affût, comprit qu'il avait affaire à un connaisseur. Quand il déclina le prix, notre homme fit volte-face et s'en alla aussitôt. Le maquignon le héla de loin et l'invita à venir négocier. Après d'âpres discussions, ils tombèrent enfin d'accord sur un prix qui arrangeait les deux parties. Le mouton fut placé dans la malle que le brave père de famille prit soin de couvrir d'une large étoffe prévue à cet effet afin de ne pas attirer les remontrances du patron. Il noua une grosse ficelle autour des pieds de l'animal et fonça droit vers la maison, impatient de voir la frimousse émerveillée des enfants. Arrivé enfin à domicile, il dénoua les pieds du mouton et se mit à le pousser vers la porte. Mais celui-ci lui échappa et se dirigea droit vers la maison voisine où la porte était grand ouverte. C'est là qu'habitait une pauvre veuve qui faisait vivre ses trois enfants en faisant des ménages à gauche et à droite. Depuis de nombreuses années, elle n'avait sacrifié de mouton et se contentait de la charité des voisins qui ne manquaient jamais de lui envoyer quelques morceaux, à la grande joie des enfants qui renouaient le temps de quelques repas avec le goût de la viande. Le pauvre homme demeurait médusé et ne savait quoi faire pour récupérer son mouton. Alors la femme sortit et se mit à lui embrasser fébrilement les mains en guise de reconnaissance. Devant tant d'émotion, il n'osa lui dire que le mouton s'était tout simplement trompé de porte. Il resta là, ne sachant quoi lui dire et finit par se résoudre à la perte douloureuse de son bien. Lui demander de le lui restituer lui sembla criminel d'autant plus qu'elle était folle de joie, entourée de ses trois enfants qui s'agitaient dans tous les sens. Alors il referma la voiture et se dirigea d'un pas triste et résigné vers la maison. Il n'osa raconter cette histoire insolite à sa femme qui de plus pourrait très mal le prendre et peut-être même entrer en conflit avec la voisine. Elle lui demanda quand même quand il comptait acheter le mouton car les enfants commençaient vraiment à s'impatienter. Il lui répondit qu'il fallait attendre le dernier jour car il y avait de fortes chances de voir baisser les prix. Il retourna au travail et en roulant, il était tellement préoccupé qu'il faillit même faire un accident n'eussent été sa vigilance et son savoir-faire. Il songea un instant à prendre un mouton par crédit comme le proposait l'entreprise mais dut se raviser. Les idées se bousculaient dans sa tête et il pensa même demander à la voisine de lui rendre son mouton, mais il chassa vite cette décision trop cruelle pour une si pauvre veuve et ses enfants. Le lendemain, il se réveilla avec l'amère impression d'avoir échoué et il fallait l'annoncer aux enfants. Terrible épreuve qu'il redoutait en imaginant leur déception. Ce jour-là, il fut débordé de travail et ne pensa pas trop à sa grande déconvenue. Le soir, en accompagnant un jeune cadre qui s'était attardé, il lui raconta sa terrible mésaventure. Ce dernier écouta attentivement cette histoire incroyable et fut surtout admiratif du geste de ce brave homme qu'il connaissait à peine. Accepter de perdre comme cela un mouton juste pour ne pas froisser une pauvre femme. Une femme pauvre. Car les pauvres, se disait-il, se solidarisent entre eux. Arrivé à destination, le jeune homme lui demanda d'attendre devant l'immeuble cossu et fleuri. Au bout d'un moment, il revint et lui tendit une enveloppe. « Tiens, lui dit-il, va t'acheter un mouton. » Et il repartit sans même lui donner la moindre explication. Il resta figé sur son siège et appela son bienfaiteur mais celui-ci, sans se retourner, leva la main en guise d'au revoir. Le brave homme, comblé, ouvrit l'enveloppe et se mit à compter l'argent. Il y avait de quoi largement acheter un gros mouton. Il rentra dare-dare chez lui et à son humeur, sa femme comprit que le mouton était assuré pour l'Aïd. Les enfants commencèrent à rouspéter et il leur promit d'aller au souk très tôt le lendemain. Au petit matin, il se réveilla au son de l'appel à la prière, fit ses ablutions, accomplit son rituel en remerciant le Tout-Puissant de ce cadeau inattendu. Il sortit donc dans la nuit et se dirigea vers l'endroit où il avait acheté son premier mouton. La place était déserte et les vendeurs attendaient sûrement le lever du jour pour investir la place de leurs troupeaux. Il décida d'attendre quand il vit un camion chargé de moutons, manœuvrer et se garer. Il se dirigea vers le vieil homme qui ouvrait la porte de la benne pour libérer le bêtes qui descendirent d'une traite et se regroupèrent, bêlant et craintifs. Après le salut d'usage, il choisit un beau mouton cornu et demanda son prix. « Celui-là, lui répondit le marchand, il est à Allah ». L'homme ne comprit rien du tout et le vieux marchand lui dit alors : « C'est une vieille tradition que je tiens de mon père qui lui-même la tient du sien. Nous avons coutume d'offrir un mouton au premier client qui se présente. Cette année, c'est toi. Mabrouk alik. Prends ton bien et rentre chez toi. » Il demeura un long moment, les bras ballants et des larmes lui perlèrent aux yeux. Le vieux maquignon perçut cette vive émotion à la lueur de l'aube et donna une tape amicale sur l'épaule de ce brave homme qui semblait perdu. « Allez, va mon frère, ce n'est pas moi qu'il faut remercier, c'est Lui, là-haut. » Il posa son trésor dans la malle et partit dans le jour flamboyant qui se levait.