En attendant que la raison redevienne la norme et reprenne ses prérogatives pour diriger les nations, la realpolitik nous impose la sienne qui est celle du plus fort qui a toujours raison. Le monde arabe en ébullition ? C'est vrai ! Mais c'est aussi le « blé à moudre » sur lequel les médias du monde entier se sont jetés avec voracité depuis plus d'un trimestre. Est-ce à dire que le profond sommeil qui a longtemps caractérisé cette région est en train de se dissoudre dans la furie des révoltes qui se succèdent ? Il devrait l'être en principe. Cette seconde révolte arabe serait-elle la bonne ? La première avait en effet entrainé, vers les années 1920, sous la houlette de l'Empire britannique, le peu de pays arabes non embrigadés sous des tutelles étrangères à ce moment-là, dans une aventure qui a permis à la coalition anglo-arabe de bouter les Turcs hors de la région moyen-orientale. Morphée aurait-elle lâché prise et la globalisation, nouveau marqueur occidental de progrès, serait-elle en mesure de mieux nous renseigner sur une région du monde, jusqu'ici fermée à tout changement, comme si elle vivait isolée du monde ? Quand il y a trois mois, les premiers manifestants commencèrent à déferler dans la rue, par habitude, les gouvernants de Tunisie crurent d'abord à une chienlit selon le mot de Georges Pompidou, alors Premier ministre de France durant le houleux mois de mai 1968. Puis la protestation et la colère « redoublèrent de férocité », comme dit Kateb Yacine dans les Ancêtres. L'empoignade dura quelques semaines et, alors qu'on ne s'y attendait pas du tout, Ben Ali, le « foudre de guerre » du coup d'Etat contre Bourguiba en 1987, détale comme le rat du bon Horace en direction de l'Arabie Saoudite, où, croyant sans doute pouvoir bénéficier des bienfaits de ce nouveau sanctuaire pour malfrats en cavale, pour se refaire une virginité. Qu'en aurait pensé la rue tunisienne si on lui avait dit que l'homme qui a émasculé sa jeunesse et volé jusqu'à plus soif les biens de son peuple, ne valait peut-être pas autant de sacrifices humains, des jeunes ciblés froidement par une police dressée à tuer et à haïr les siens ? Tout ça pour un pleutre, avouons que nos voisins ne méritaient pas de telles saignées ! Et dire que le peuple tunisien ne s'est aperçu qu'il a été bluffé pendant 23 ans par une marionnette plongée dans le lucre et la fausse émancipation qu'après plus de décennies d'esquives et de jeu de rôles. Quelques jours avant la fuite de Ben Ali, c'est à l'entrée du delta du Nil que les affaires se corsent. En sommeil depuis Toutankhamon, le peuple égyptien se soulève et pas seulement au Caire. Aux commandes de ce brusque réveil, ce ne sont pas les Frères musulmans mais la jeunesse. Autrement mieux orienté et mieux encadré, ce peuple martyr paiera chèrement la peau de ses tourmenteurs. Hosni Moubarak, devenu insomniaque à mesure que se rapprochait l'échéance de la présidentielle, ne savait comment réprimer son bonheur tant il était heureux de l'aubaine. Son souhait : réprimer la grogne populaire pour imposer ses desiderata et l'un de ses rejetons comme candidat à la prochaine élection résidentielle. Le retour de flamme sera d'autant plus rude pour lui qu'il ne l'avait pas vu venir. Car ce qu'il avait interprété comme une aubaine était en fait une lame de fond dont il n'avait pas pris la mesure auparavant. Aliéné corps et âme aux Américains, ne sachant comment tirer seul son épingle du jeu, par réflexe, Moubarak s'apprêtait à les appeler à la rescousse. Son intuition lui donne raison, ils étaient déjà là, juste le temps pour eux de tirer les conclusions qui s'imposent. Réflexion faite, après l'avoir protégé pendant plus de 33 ans, pragmatisme oblige, ce sont eux qui le pousseront vers la sortie. Raison de cette dérobade ? Le vieux cacique ne faisant plus recette, les Américains décident ex-abrupto de changer de monture. Et c'est ainsi que s'est imposée à eux la nécessité de sauver le soldat Rayan, en d'autres termes, Israël pour la protection duquel l'Amérique versait des milliards de dollars à l'armée égyptienne depuis la réconciliation d'Anouar Sadate, 24 ans auparavant, avec Israël. Et c'est ainsi que l'armée du « raïs », par délégation seconde garde prétorienne de l'Etat juif dans la région, a été privilégiée dans un amalgame où il était question de démocratie à mettre en œuvre pour endiguer la furie des jeunes. Ce qui en soi est un problème compliqué à résoudre. D'autres foyers se sont embrasés dans des pays où les dirigeants n'ont pas réussi à s'éloigner du Moyen-Age. Comme le Yémen, dont la stabilité s'évaluait depuis des années au nombre de rapts de touristes étrangers. Mais il y a surtout le cas Kadhafi qui vient justement d'embraser la Libye en recourant aux armes les plus sophistiquées pour ré-apprivoiser son peuple devenu allergique au clan Kadhafi. Parano doublé d'un sanguinaire, c'est du moins ainsi que la communauté internationale le qualifie, le « dirigeant » ou, comme on dit de nos jours, le dictateur libyen, est capable de réduire son peuple à néant pour le seul plaisir de jouir seul de l'argent du pétrole ; lui et ses rejetons dressés à son image. Mais ce qui est franchement bizarre, c'est que lorsqu'on lui pose la question de savoir qui « dirige » la Libye, Kadhafi, le confus, réplique toujours par la sempiternelle réponse : le peuple, voyons ! Son rôle à lui se limitant à la fonction de «guide» suprême de la Jamahiriya, front emblématique d'une organisation étatique qui marche, selon lui, à la perfection. Sourd à tout progrès jusque-là, cela fait quarante trois ans qu'il joue sur les mots, le sieur Kadhafi. A peine promu lieutenant par le vieux roi Idriss, un monarque d'origine mostaganémoise, qu'il se retourne contre lui, non pour le remercier mais pour le déposer de son trône. Une opération difficile à mener, voire impossible, quand on sait que l'une des bases stratégiques du dispositif hégémonique américain dans le monde, ces années-là, se situait en Libye à savoir : la base de Wheel-US. Alors, le jour même du coup de force contre le roi Idriss, le 1er septembre 1969, on s'était posé la question de savoir si les Américains n'étaient pas les vrais maîtres d'œuvre qui ont permis au lieutenant libyen de déposer le vénérable monarque, ce jour-là d'ailleurs absent de son pays pour raisons de santé. La vérité est que, sans être grand clerc, on a vite compris que si les Américains n'ont pas désapprouvé l'acte de Kadhafi, c'était par bienveillance, voire par compréhension. C'était le 1er septembre 1969, un jour durant lequel, à l'exception de l'Arabie Saoudite, l'ensemble du monde arabe avait applaudi jusqu'à se rompre les jointures, l'exploit du petit Maâmar. Mais le génie ne dure qu'un temps. Rejeté par ses pairs de la Ligue arabe dont Anouar Sadate qui le traitera sévèrement, Kadhafi devient l'ennemi public numéro 1 de l'Organisation panarabe. A partir de là, il se forgera un personnage de trublion qui n'aura de cesse de torpiller les travaux en particulier pendant les moments les plus cruciaux pour l'avenir des peuples arabes. Le temps passe. Mais Kadhafi est toujours en place après avoir raflé tous les titres que pouvait lui offrir l'Afrique subsaharienne, l'Afrique indigente, dont il a souvent acheté le silence de ses dirigeants à coups de millions de dollars. Qu'est-ce qui anime Kadhafi en dehors du pouvoir ? Réponse toute simple : le pouvoir et toujours le pouvoir. Sans doute qu'avec une autre dégaine, il aurait été moins sévèrement critiqué par ses pairs et mieux respecté par ceux qui en veulent à son pétrole. En attendant que la raison redevienne la norme et reprenne ses prérogatives pour diriger les nations, la realpolitik nous impose la sienne qui est celle du plus fort qui a toujours raison. Cependant, ce qui concerne Kadhafi, c'est vrai que certains pays ont regretté après coup que les Nations unies aient pu se résoudre à contrer les bombardements qu'il continue de diriger contre sa propre population. Une réaction humaine sans doute. Une chose en revanche est certaine, même si des « fissures » sont apparues au sein de la coalition occidentale qui a pris la responsabilité de le remettre dans le droit chemin, l'adage populaire qui ne trompe pas, veut qu'en toutes circonstances les « loups ne se mangent pas entre eux ».