Carolina Maria de Jésus s'approche d'une poubelle d'un quartier résidentiel de São Paulo. Elle frissonne. Cela n'a rien d'étonnant, nous sommes le 15 juillet 1955 et c'est le plein hiver dans l'hémisphère austral. De plus, elle n'a rien de chaud à se mettre sur elle ; elle est vêtue, qu'il fasse soleil, qu'il pleuve ou qu'il vente, de la même tunique aux couleurs autrefois criardes et délavées depuis longtemps. Il y a déjà huit ans que Carolina Maria de Jésus quitte tous les jours la favela de Canindé, une des plus sordides de la ville, pour faire les poubelles de São Paulo. Sa spécialité, ce sont les vieux papiers ; elle les donne à une petite fabrique artisanale de son quartier, qui les recycle. Bien entendu, chaque fois elle rapporte aussi de la nourriture. Elle a trois enfants à sa charge. Et elle trouve toujours de quoi manger. C'est fou ce que les riches peuvent jeter ! Il suffit de ne pas être trop difficile. Quelques rares personnes, qui se rendent déjà à leur travail en cette heure matinale, passent auprès d'elle sans la remarquer. Il faut dire qu'elle n'attire pas spécialement l'attention. Elle n'est ni grande ni petite, ni belle ni laide, ni jeune ni vieille : elle aura quarante ans l'année prochaine. C'est une Brésilienne noire comme il y en a des millions, une pauvre parmi les pauvres, une anonyme parmi les anonymes. Et pourtant, Carolina Maria de Jésus n'est pas tout à fait comme les autres. Elle a reçu de l'instruction. Elle n'a pas été à l'université, bien sûr, mais elle sait lire et écrire, on lui a même dit qu'elle avait des talents littéraires. Cette particularité n'est d'ailleurs pas bien vue dans son bidonville, elle la rend presque suspecte. On n'a pas toujours les idées larges, même quand on est dans la misère. Carolina tend la main au milieu des immondices et en retire un objet tout ce qu'il y a de banal, un cahier d'écolier. Elle en feuillette les pages : elles sont toutes vierges, ce qui est beaucoup plus rare. Pourquoi l'a-t-on jeté ? Par erreur ? Peu importe la réponse. Normalement, elle devrait le mettre dans son sac de grosse toile, avec les autres papiers qu'elle va donner à la fabrique contre quelques cruzeiros. Mais cette découverte insolite vient de lui inspirer une idée. Et si elle remplissait ce cahier, elle qui sait écrire et même qui adore cela ? Elle pourrait raconter ce qu'elle vit quotidiennement et qui n'a jamais été dit par personne. Des journalistes ont bien fait des reportages sur les favelas, parfois avec des intentions généreuses, ils n'ont qu'approché la misère, ils ne l'ont pas vécue. Tandis qu'elle, elle témoignerait vraiment de ce que vivent les déshérités à quelques centaines de mètres des grands buildings et des belles villas. Carolina Maria de Jésus serre le cahier contre sa poitrine et reprend sa marche. Oui, c'est ce qu'elle va faire ! Et elle a même déjà trouvé le titre : Quartier du désespoir. Rentrée chez elle, dans la favela de Canindé, au 9 de la rue de l'Aurore - car les baraques de bois et de tôle ondulée ont quand même une adresse -, elle retrouve ses trois enfants : Joào, huit ans, Carlos, quatre ans, et Vera, qui va sur ses trois ans. Ils sont contents, ils ont trouvé beaucoup d'épluchures et de déchets alimentaires pour nourrir Felipe. Felipe, c'est le cochon qui est logé dans l'appentis derrière la baraque. Carolina l'a acheté tout petit en réunissant ses économies d'alors. Depuis, elle le nourrit jusqu'à ce qu'il soit assez gros pour être mangé. Les enfants se réjouissent par avance du festin, même s'ils sont tristes à l'idée qu'on va devoir le tuer. (à suivre...)