Le 25 avril 1954. C'est la Fête nationale à Ancône, sur la côte Adriatique, et dans toute l'Italie. Et comme chez nous, on organise partout des défilés, des bals, des feux d'artifice. Le feu d'artifice est particulièrement réussi, cette année, à Ancône. Les fusées multicolores succèdent aux feux de Bengale. Le public, ravi, manifeste son contentement par des «Oh!» et des «Ah!» admiratifs. Pourtant, parmi la foule il y a un spectateur plus enthousiaste que les autres. C'est un petit homme, si petit qu'il se hisse tant qu'il peut sur la pointe des pieds. Lui, il ne pousse aucun «Oh!» ni «Ah!» : il ne dit rien, il sourit béatement; il est heureux. Il y a des noms difficiles à porter, surtout quand ils ne vont pas avec votre personnalité. S'appeler Rolando Barbarossa (Barberousse en français), ce n'est vraiment pas un cadeau quand on mesure un mètre soixante et qu'on est depuis trente ans un petit fonctionnaire à la succursale de la Sécurité sociale d'Ancône. D'ailleurs,le malheureux Barbarossa en a entendu depuis trente ans ! A cinquante ans, avec ses huit enfants à charge depuis qu'il est veuf, avec sa vie misérable, étriquée, et pour toute perspective la retraite, il devrait susciter la pitié. Or, il provoque la moquerie... C'est un peu sa faute aussi. Pourquoi garde-t-il cette ridicule barbichette châtain, véritable provocation aux quolibets ? Ah, oui ! Il en a entendu, Rolando Barbarossa, des fines plaisanteries de ses collègues ! En fait, ce n'est même plus méchant. C'est devenu un rite, une institution. Chaque matin avant de prendre son travail, on lui lance au passage — Salut, le pirate ! — Salut, la terreur des mers ! Lui, déjà penché sur ses écritures, redresse sa tête ornée de son bouc ridicule et répond d'un sourire poli. A le voir si petit, si humble, on croirait qu'il ne pense à rien, qu'il ne s'intéresse à rien. Et pourtant, ce n'est pas vrai : Rolando Barbarossa a un problème et une passion. Son problème, c'est son logement. Cela fait des années qu'il vit avec ses huit enfants dans un deux-pièces. Malgré toutes les demandes qu'il a envoyées à la municipalité, rien n'y a fait. C'est pourquoi il vient de s'adresser à la seule personnalité qu'il connaisse : le commendatore Ermano, un cousin éloigné de sa défunte femme et un notable de la ville. Le commendatore a bien voulu le recevoir avec bienveillance et lui a promis qu'il allait arranger cela... Quant à la passion de Rolando Barbarossa, ce sont tout simplement les feux d'artifice. C'est à cela qu'il occupe ses moments de loisir. Dès qu'il le peut, il quitte son appartement invivable et se rend dans le petit atelier que la mairie d'Ancône met à sa disposition. C'est lui qui prépare la pyrotechnie de la Fête nationale. Toute l'année, il mélange le salpêtre et la poudre noire, il confectionne les fusées, il met au point les feux de Bengale. Toute l'année, il travaille pour le 25 Avril et, à partir du 26, il travaille pour le 25 Avril suivant. Voilà pourquoi, ce 25 avril 1954, Rolando Barbarossa est heureux. C'est le seul jour de l'année où il oublie sa petitesse, son ridicule, l'appartement où ils vivent à neuf. Ce bruit, ces lumières, ces couleurs qui emplissent le ciel, c'est lui ! Ces centaines de gens qui sont là, immobiles, admiratifs, la bouche ouverte, la tête en l'air, c'est grâce à lui ! Fin mai 1954... Cela fait un mois que la Fête nationale est passée. A cette période de l'année, Barbarossa est d'habitude particulièrement sombre. Mais depuis quelques jours, il a l'air de bonne humeur. Aux plaisanteries traditionnelles du matin, il réplique maintenant par un sourire enjoué, au point où l'un de ses collègues, plus curieux que les autres, se décide à l'interroger. — Alors, vieux pirate, on nous cache quelque chose ? On est amoureux ? Barbarossa lisse sa barbiche en pointe. Ses petits yeux marron se plissent de plaisir. C'est si rare qu'on lui pose une question ! (A suivre...)