Dans les médias, cette idéologie-là gagne chaque jour du terrain, et plus vite qu'aucune autre. C'est ce qu'on pourrait appeler l'obsession arithmétique ou la «pensée du nombre». Dorénavant, l'air du temps est colonisé par les chiffres, les quantités mesurables. On ne s'intéresse plus vraiment aux valeurs de la société, on se contente seulement d'en mesurer, quantitativement, ce qui peut l'être. On l'étalonne. On recompte. L'arithmétique règne sur l'actualité. Nos radios, nos télévisions, nos journaux, nos hommes politiques ne nous parlent plus guère que de quantité, de pourcentages, de statistiques. Nous devenons peu à peu les géomètres de la vie. Taux de chômage, résultats d'exploitation, courbes de ventes, taux d'intérêt ou quantité d'exemplaires de journaux tirés et vendus : l'essentiel de notre sociabilité se ramène à des supputations chiffrées. Plus redoutables encore, les chiffres secs que l'on nous assène pour, dit-on, notre bonheur, pour ne pas dire notre salut. C'est à l'aune de ces nombres qu'on nous demande de juger de la qualité d'une prestation, d'une œuvre d'art, d'un livre, d'un projet politique. Nous sommes contaminés par cette omniprésence de l'addition. Jusque et y compris dans les domaines qui devraient en être indemnes : la vie privée, l'amour, etc. Médiatiquement, ce tropisme arithmétique s'applique d'abord aux tragédies du monde, ou du moins à la perception que nous en avons. Tant de victimes, tant de raids aériens, tant de milliards de dinars de dommages, tant de mètres cubes d'eau… Ces additions obsessionnelles ramènent le réel à une seule de ses dimensions. Est-ce la plus importante ? Pas si sûr. La valeur d'une vie ou la qualité du bonheur, l'ampleur d'une tragédie ou la gravité d'un événement ne se réduisent pas à l'aspect quantitatif. La mort de quatre personnes serait-elle moins grave que celle de huit ? Dans le fond, cette hégémonie du chiffrable est assez curieuse. Y a-t-il eu, avant nous, beaucoup de civilisations aussi frénétiquement obsédées par une telle interprétation mathématique de la vie ? Sans doute pas. La «pensée du nombre» est fille de la rationalité technique et de l'économisme ambiant. Au fond de nous-mêmes, nous pressentons bien que c'est absurde. Nous devinons confusément que nulle compréhension et nulle vérité ne viendront des chiffres. Enfin, de quoi je me mêle ? Khelli l'bir beghtah.