Le 3 février 1959, à 23h 12, heure française, à 10 000 mètres au-dessus de l?Atlantique Nord, le commandant Waldo Lynch parcourt encore une fois des yeux le tableau de bord du Boeing 707. Son copilote, Sam Peters, est en train de consulter la carte. Le commandant Lynch a envie d?aller se dégourdir les jambes. Il pense que le plus dur est passé. En gagnant son altitude de croisière, l?avion a été durement secoué, l?instant d?avant, par des vents contraires de 120 kilomètres/heure : pas de chance pour le vice-président de la compagnie, qui est dans la cabine de luxe. Le commandant pense que la plupart des cent seize passagers ont dû sortir les sacs en papier. Le plus ennuyeux, ce sont les enfants. Il y a cinq bébés dans l?avion? Ils se sont tous mis à crier, ce qui est mauvais pour l?ambiance. Il faut dire qu?un quadri-réacteur secoué par le vent, tant qu?il n?a pas réussi à gagner la haute altitude, c?est impressionnant. Déjà, il y a trois heures, à peine décollé de Paris, il a fallu se poser à Londres à cause de la météo. Le commandant Lynch passe en revue tous les cadrans du tableau de bord : altitude 10 300 mètres. On est encore légèrement secoué, mais ça se calme. On va monter encore un peu et ça ira. Les réacteurs ont consommé cinq tonnes de kérosène en une heure. C?est plus que la normale, à cause du mauvais temps. Il reste cinquante-cinq tonnes réparties dans les ailes, de quoi largement se poser à Terre-Neuve. En 1959, on n?en est pas encore au vol sans escale Paris-New York. De son côté, l?officier mécanicien, Georges Sinski, surveille le fonctionnement des réacteurs. La vitesse est de 920 kilomètres/heure. La température extérieure est de moins soixante degrés. Le navigateur, John Laird, vient de passer un papier au commandant Lynch. L?avion est à neuf cents kilomètres de Terre-Neuve. Dans moins d?une heure, on se pose à Gander. La météo n?est pas fameuse. Des tempêtes de neige sont signalées en dessous de deux mille mètres. A 10 400 mètres, le commandant redresse l?appareil. Le sifflement des réacteurs se stabilise. Waldo Lynch regarde sa montre : 23h 12, heure française. Il branche le pilote automatique, enlève ses écouteurs et se lève. C?est un homme de quarante-sept ans, très musclé, dans la force de l?âge. Il tape sur l?épaule de Sam, le copilote, pour le prévenir qu?il va dans la cabine. En passant devant le vice-président de la compagnie, il s?arrête un instant et lui dit : «ça va aller, maintenant ! Vous allez pouvoir dîner?» Puis il pénètre dans la cabine touriste. Il remonte l?allée jusqu?à la queue de l?appareil. Un seul bébé pleure encore. Les autres se sont calmés peu à peu. Le commandant sourit à la maman de l?enfant, une jolie jeune femme brune, qui lui rend son sourire d?un air gêné. Elle a gardé sa ceinture attachée, comme tous les autres passagers. ça la gêne un peu pour bercer son enfant, qui ne cesse pas de crier. Le commandant dit à la jolie maman brune : «ça va aller mieux, maintenant ! Il va pouvoir dormir !» A ce moment, ce qui se produit est très difficile à décrire et même à imaginer. D?un seul coup, le commandant sent que l?avion bascule sur l?aile droite. Il voit la jeune femme avec son bébé dans les bras et toute la rangée de passagers passer à l?horizontale. Il est projeté contre les fauteuils de droite. En même temps, toutes les lumières s?éteignent ! Et puis, l?espace de deux ou trois secondes, il se sent littéralement flotter en l?air. Pour finir, il se retrouve allongé sur le plancher de la cabine. Du moins, la chose a été si soudaine que l?espace d?un instant ? d?autant qu?il est un peu étourdi par le choc ?, le commandant pourrait se croire allongé sur le sol de la cabine. Mais il a vite fait de retrouver ses esprits, et la sensation qu?il éprouve lui fait réaliser la véritable situation : il n?est pas allongé sur le sol de la cabine, il est allongé sur le plafond ! Il y tient collé comme une mouche ! A cela, une seule explication : le Boeing est passé sur le dos. Et il tombe comme un caillou, avec ses cent seize passagers collés à leurs sièges, la tête en bas ! (à suivre...)