Bazar - Au marché de Bab El-Oued, on vend aussi des fournitures scolaires, avec un léger différentiel comparativement aux tarifs pratiqués par les papeteries. Ainsi, le tablier scolaire côtoie la tenue de l'Aïd, le tout à des prix pouvant allécher les petites bourses. A un moment donné, un jeune nous interpelle : «Achetez-moi une paire de chaussettes, s'il vous plaît !» Le jeune homme, la trentaine, tient une boîte contenant une paire de baskets neuves qu'il a payée 850 DA et deux galettes de matlou' chaud. «Mais je n'ai plus d'argent pour les chaussettes», dit-il. Nous passons près du marché Nelson. Une femme d'un certain âge propose des diouls maison pour joindre les deux bouts ; un vieux a disposé sur un carton un fatras d'affaires scolaires qu'il revend pour une marge modique. Tout le monde vend à tout le monde. C'est la clochardisation généralisée. Nos trottoirs sont devenus des hospices de vieillards, le confort et l'hospitalité en moins. Que de personnes du troisième âge jetées sur la chaussée, dont beaucoup d'estropiés qui, en plus des effets conjugués de l'âge et du dénuement, doivent subir les affres de l'infirmité. A l'autre extrémité de la pyramide des âges, une faune de mômes peuplent nos souks, mobilisés pour se livrer à toutes sortes de business pour pouvoir payer leurs affaires scolaires et les onéreux accessoires de la rentrée. C'est une autre image de cette pauvreté rampante qui lamine les ménages, poussant toutes les catégories d'âges à se prêter à de petits boulots afin de relever un budget grevé par les dépenses. C'est le cas de ce vieillard de 72 ans. Un homme jovial et fort affable que nous rencontrons sous les arcades de la Basse Casbah. Il arrondit ses fins de mois en tenant un cadran faisant office de pèse-personne à 10,00 DA la pesée. Un passant se dresse sur le plateau de l'instrument. Ses poignées d'amour affichent 100 kg. «Sans doute l'effet du kalb el louz», le taquine-t-on. Notre «peseur» raconte : «Je suis à la retraite. J'ai travaillé pendant plus de trente ans dans le secteur du bâtiment. J'ai sept enfants. Les filles sont mariées. Quant aux garçons, ils ne font rien. Je fais ça pour ne pas me rouler les pouces et m'assurer un petit bonus.» Pour lui, ce n'est pas tant la paupérisation des Algériens qui est en cause mais la disparition de la «kanaâ», le contentement, la mutation du modèle consumériste poussant les Algériens à consommer sans mesure, faisant de celui qui ne possède pas de téléphone portable un démuni. On longe la balustrade de l'avenue Zighoud-Youcef donnant sur l'Amirauté. La vue est belle mais la vie l'est moins pour Djillali, environ 35 ans, un bohémien errant qui ne cesse de sillonner le front de mer, torse nu et pieds déchaussés. Il parle un français impeccable et affirme être un ingénieur qui a «pété les plombs». «Je me nourris des poubelles», dit-il, ajoutant qu'il boude les restaurants Rahma «parce que je mange peu». Le voici s'arrêtant devant une poubelle à hauteur de l'hôtel Essafir. «Il y a de nouveaux trucs dans les poubelles», lance-t-il. Il s'empare d'un microprocesseur, le pose sur la rambarde et se met à envoyer des signaux aux bateaux qui mouillent au large. «Ma devise, c'est l'art et la nature», professe-t-il avant de nous demander si nous avions «quelque chose de chic» à lui offrir. Pauvre Algérie qui réduit à l'errance, à l'exil et à la folie, ses meilleurs ingénieurs !