En l?espace de deux semaines, la ville a été secouée par des événements aussi terribles les uns que les autres, la propulsant brutalement sur le devant de la scène. Coups conjoncturels du sort ou malédiction ? Acte I : 8 mai 2004, la Ligue algérienne pour la défense des droits de l?Homme (Laddh) lance un scoop : 13 nourrissons prématurés viennent de décéder mystérieusement à Djelfa. La ville plonge dans une insoutenable hystérie. La presse en fait, des jours durant, son plat seigneurial, la ville et toute l?Algérie en parlent. Le département de Redjimi est sur le pied de guerre. Le directeur de l?hôpital est limogé et remplacé par un autre. Pourtant, la justice n?est pas saisie. Motif : mort naturelle, dit-on à l?unisson au grand dam des parents de victimes dont le seul tort est de ne savoir ni lire ni écrire. Quelques jours plus tard, on clôt définitivement un dossier qui sous d?autres cieux n?aurait jamais été classé. Acte II : 15 mai 2004, El-Hafnaoui Ben Ameur Ghoul, responsable de la Laddh à Djelfa, a révélé de graves dérapages qui seraient l??uvre de l?administration locale avec l?étroite complicité de quelques notables locaux, qu?on appelle désormais, du côté de la ville, les archimilliardaires des «souhoub». El-Hafnaoui, qui parle ouvertement d?intimidations et de pressions de tous genres, a avoué aussi que des défenseurs des droits de l?Homme sont en danger de mort parce qu?ils ont osé parler. Acte III : 18 mai 2004, un jeune de 41 ans Djamel Taleb, homme d?affaires de Djelfa, connu et ambitieux, s?immole par le feu à la Maison de la presse Tahar-Djaout à Alger. Brûlé au troisième degré, il décède deux jours plus tard à la clinique Pasteur. En l?espace de 10 jours seulement, la ville de Djelfa, jadis réputée havre de paix, aura vécu l?enfer. Trois scandales, trois affaires scabreuses, mais surtout trois mystères. Djelfa est-il aujourd?hui frappé de plein fouet par la malédiction pour subir en ce court laps de temps un si cruel sort ou alors est-il en train de se rendre compte que la paix d?antan n?était en fait qu?une apparence trompeuse ? Pour tenter d?élucider ces mystères, il fallait opposer deux versions : celle des autorités et celle de la population. Opposer aussi deux topographies : celle des villas et cités flambant neuves et celle des taudis et autres «gourbis». Il fallait aussi essayer de comprendre pourquoi, par exemple, des Djelfaouis de pure souche, accostés dans les grandes artères, enjolivées çà et là par d?imposants édifices, évitent de s?exposer aux questions un peu «osées» des journalistes venus d?Alger dépeindre la joie et les malheurs de Djelfa. Comprendre enfin pourquoi on continue à se méfier des «intrus», ceux venus d?ailleurs et pourtant devenus, l?espace de quelques années seulement, des personnes aimées qu?on appelle communément «hadj» et enfin pourquoi Djelfa détient le record absolu de plus de 10 000 affaires judiciaires de «gros calibre» traitées annuellement par la cour. Ce dernier détail nous renvoie directement à parler de corruption. Un mot qui, deux ou trois décennies plus tôt, n?avait pas droit de cité dans cette ville pour la simple raison que «la seule source de richesse y était l?élevage, le métier qui a fait tout le temps la force des notables», comme le rappelle un sociologue, enseignant à l?université de Djelfa. «Le changement de vocation, c'est-à-dire le passage de l?agro-pastoral à l?investissement mercantiliste, y est certainement pour quelque chose.» Les statistiques lui donnent, en effet, raison : à l?Ansej, on dénombre plus de 15 000 prêts attribués. Les banques concernées par l?opération accusent un manque à gagner de l?ordre de 37% et la justice traite, 10 000 affaires entre civile et pénale, avec un nombre inestimable de sans appel. Pis encore, Djelfa a perdu la palme de «reine» du cheptel et de l?alfa au profit des autres régions des Hauts-Plateaux pourtant beaucoup moins aguerries, même si sur ce plan-là, l?on serait contraint à lui accorder quelques circonstances atténuantes, car elle n?a jamais été épargnée par le terrorisme, des années durant. On dénombre au bureau de chômage, plus de 50 000 nouveaux chômeurs par an et l?analphabétisme frôle le taux effrayant de 53%, l?un des plus élevés de toute l?Algérie. Il aura fallu donc ces trois scénarios macabres pour que la ville de Djelfa la joviale daigne crever l?abcès qui enlaidissait son visage. 13 prématurés, un suicide et mille et un mystères qui hantent les nuits de tout Ouled Naïl?