Résumé de la 2e partie - Frédéric s'est promis que, s'il ne réussissait pas sa vie à trente ans, il se suiciderait comme son père... Vous étiez avocat après la guerre, vous aviez une situation ? — Avocat, oui, si l'on veut. J'étais docteur en droit, je traitais de petites affaires, de plus en plus petites. J'offrais mes services un peu partout, mais ça ne suffisait pas. Je gagnais mal ma vie. Je ne réussissais rien, jamais rien. — Et votre mariage ? — Je ne voulais pas. C'est elle qui a voulu. Elle avait de l'espoir, c'était une femme simple. Elle croyait à l'oubli, elle croyait à des forces que je n'avais pas, elle croyait à l'amour, aux enfants. La vie ne lui faisait pas peur à elle, jusqu'au jour où elle a compris. — Compris quoi ? — Que tout était désespéré, que je ne valais rien, que je n'étais rien, que je me battais dans le noir, toujours et toujours dans le noir. Elle a fini par partager mes cauchemars, mes angoisses, cela a pris du temps. Je l'avais prévenue, pourtant, oui, je l'avais prévenue. Nous nous sommes mariés quelque temps après ma tentative de suicide. Elle avait décidé : «Ce que tu n'as pas réussi pour toi, tu le réussiras pour nous.» A cette époque, Katherine avait des formules toutes faites. Elle disait : «Tu as mal commencé ta vie, «donc tu la finiras bien.» Ou alors : «Tu étais trop solitaire, il te fallait une vraie famille pour te battre.» Des formules, des modes d'emploi sur tout. Selon elle, «l'amour soulevait des montagnes», «les derniers seraient les premiers », «donner la vie, c'était vivre». «Je me souviens de ma frayeur lorsqu'elle m'a annoncé qu'elle était enceinte. Je sentais le malheur, je me revoyais enfant, j'imaginais que tout recommençait. J'étais à la place de mon propre père, un enfant allait naître, et je me voyais lui parler comme il m'avait parlé : «J'ai tué ta mère, et j'ai pris la décision de me suicider.» C'était inéluctable, je le savais, je le savais ! Pendant longtemps j'avais même peur de toucher mon fils, simplement de le toucher. Je me disais : «Un jour tu lui feras du mal, ne l'approche pas. Je me sentais contagieux. Mais personne ne comprend ça. Et puis, par moments, moi aussi j'avais de l'espoir. Il m'arrivait de croire que tout pouvait changer. J'ai lutté, j'ai accepté un autre enfant. Je croyais conjurer le sort, je me prenais pour un père normal, avec une femme normale et deux enfants normaux. Elle ne tenait qu'à moi, cette normalité. Il me suffisait de me lever le matin, de prendre ma serviette, de me rendre à mon bureau, de gagner de l'argent pour les faire vivre. Cela paraissait simple à d'autres. Je n'y suis pas parvenu : les dettes. J'avais toujours des dettes, de plus en plus, elles me débordaient.» — Vous auriez pu réduire votre train de vie, changer de métier. Votre femme voulait travailler. — Vous ne comprenez pas. C'était à moi de réussir. C'était moi qui devais surmonter la situation. Sinon ma vie, mon existence, ce mariage, ces enfants, tout cela ne voulait rien dire, ou plutôt si, si je n'y arrivais pas, c'est que j'avais eu raison de vouloir mourir avant. Je me suis mis à penser que j'avais trahi ma promesse en me ratant, trahi mon père en ne réussissant pas, trahi ma femme en l'épousant, et mes enfants en les laissant venir au monde. Il fallait que je prenne à nouveau la décision. — La même que votre père ? C'est ça ? — Il n'y avait rien d'autre à faire. — Vous n'avez jamais pensé que vous pouviez mourir seul ? Qu'il n'était pas nécessaire d'entraîner les autres dans la mort ? (A suivre...)