Nécessité Le vieil Salah a élu domicile dans la cage d?escalier de l?un des bâtiments qui longent le front de mer, à Alger. De la place des Martyrs à la Grande-Poste, sur un kilomètre et demi, s?étend le front de mer ; on l?appelle ainsi parce que tout simplement cet ensemble, fait de bâtiments à la fois d?habitation, commerces et administrations, surplombe la mer ! Si dans la journée les arcades du front de mer sont parcourues par des centaines de personnes affairées, la nuit, elles deviennent le refuge des sans famille, des sans domicile fixe qui étendent leurs cartons pour dormir. Il y a des clochards, des ivrognes invétérés mais aussi des femmes et des enfants chassés du domicile familial... Salah, lui, est un clochard. Il lui arrive de s?enivrer, mais le plus souvent il est sobre. ll vagabonde toute la journée et le soir, il prend place dans la cage d?un escalier et dort sur un carton. Les locataires ont essayé à plusieurs reprises de le chasser, mais comme la porte ne ferme pas, il est à chaque fois revenu. Comme il ne constitue aucun danger, on a fini par le laisser en paix. ? Mais attention, lui dit-on, ne salis pas la cage ! ? Je ne la salirai pas, dit-il. Et pour montrer sa bonne volonté, il enlève toujours les reliefs de ses repas. Pendant le ramadan, des âmes charitables lui apportent à manger : chorba, couscous, pâtisseries... On sait qu il n?observe pas le jeûne (on l?a vu manger en cachette), mais l?aumône, dit-on, peut être faite même à un mécréant. Salah, qui a la soixantaine, possède un grand sac de jute crasseux dans lequel il met ses vêtements : vieux pulls et pantalons qu?on lui a donnés ou qu?il a récupérés dans les poubelles. Il range son sac dans un coin de la cage, assuré que personne n?y touchera : qui serait, en effet, assez fou pour ouvrir ou même toucher un sac si crasseux qu?on en a des nausées rien qu?en l?approchant ? ? Un jour, ont menacé à plusieurs reprises les habitants de l?immeuble, on te jettera toi et ton sac ! ? Je vous maudirai si vous faites cela ! On n?a pas peur des malédictions d?un clochard, mais comme le sac ne gêne pas beaucoup, on le laisse à sa place. Salah mendie dans le quartier et même au-delà. Mais on ignore ce qu?il fait de l?argent collecté, puisqu?il est toujours à quémander de la nourriture. ? Toi, lui dit-on, tu dois boire l?argent qu?on te donne ! Il est répugnant, mais quand on voit qu?il a vraiment faim, on lui donne à manger. Il est le souffre-douleur des enfants qui le poursuivent avec leurs quolibets, surtout celui de «kilo !» (ivrogne) qui l?irrite tant. ? Je ne suis pas un ivrogne ! (à suivre...)