Entretien Abderahmane Khalifa (*) est l?un des rares professionnels du patrimoine que compte encore l?Algérie. Près de 40 ans de fouilles, de passion et de recherche. InfoSoir : Quelle a été votre principale fonction ? Abderahmane Khalifa : Je n?ai jamais rien fait. On m?ignore au ministère, tout comme on marginalise une dizaine d?autres docteurs en histoire et archéologie qui ont plus de 20 ans d?expérience. Je ne sais pas pourquoi. Mais au-delà des divergences qui peuvent exister, je considère que j?appartiens à l?Algérie. Je suis un fonctionnaire de l?Etat. L?Etat a dépensé de l?argent pour ma formation, donc je dois être exploité, sinon c?est de l?argent jeté par les fenêtres. Quel commentaire pouvez-vous faire sur l?état des sites et des monuments historiques aujourd?hui ? La situation est grave. De nombreux sites sont dans un état de dégradation ; ils sont menacés de disparition s?ils ne sont pas préservés. Ce constat dure depuis longtemps et personne ne s?est jamais soucié du patrimoine. Les moyens n?ont pas été fournis. Quelque part, il y a aussi une méconnaissance et un manque de coordination entre les différentes institutions. A titre d?exemple, quand un wali décide la réalisation d?une route, il ne consulte jamais les autres autorités. Comme cela s?est passé pour la Kalaâ des Beni Hammad. Ce site, déclaré patrimoine mondial, qui date de l?époque musulmane, a été traversé par une route qui mène de Maâridh à Bordj El-Ghir. Si les autorités de M?sila savaient l?importance du site, elles n?auraient jamais autorisé cette route. Depuis quelques jours, s?opère la restauration de Dar Essouf, située à La Casbah d?Alger. C?est une catastrophe ! Car l?opération n?est pas conforme aux règles de la restauration. Les employés travaillent sans surveillance et l?Agence d?archéologie n?est jamais sollicitée pour donner un permis de construire à l?intérieur de La Casbah ; pourtant elle en a la charge. Le patrimoine est l?affaire de tous et pas simplement du ministère de la Culture. Y a-t-il une politique de sauvegarde du patrimoine et des monuments historiques, alors ? Non. Il n?y a pas de politique pour le patrimoine. Il suffit juste de voir l?Agence nationale d?archéologie qui est censée couvrir l?ensemble du territoire national. A ce jour, elle ne compte pas 15 circonscriptions archéologiques, elle n?en dispose que d?une ou deux. Chaque circonscription archéologique devrait être composée d?un archéologue qui inspecte et surveille les monuments de trois wilayas, d?un architecte, d?attachés de recherches, de restaurateurs et d?une bibliothèque. Ce qui n?est pas le cas. Au niveau du parc de Tipasa, il y avait une trentaine de gardiens. Aujourd?hui, on en compte moins d?une dizaine. Point d?architectes ni d?archéologues, alors que des milliers d?étudiants de la branche chôment et ne demandent qu?à être recrutés. L?organigramme de chaque circonscription ne compte pas de professionnels. Lorsqu?il n?y a pas de moyens, il n?y a pas de politique. Et puis, le ministère de la Culture n?a pas les moyens et les hommes qu?il faut. Avez-vous tenté de saisir d?autres instances ? Oui. J?ai plusieurs fois établi des rapports dans lesquels j?ai dénoncé cette situation. Mais aucune réponse ne m?est jamais parvenue. Quelle est l?importance et la particularité historique du patrimoine algérien ? Ce patrimoine est un trésor inestimable ; il date de plus de deux millions d?années. Nous sommes riches de deux millions d?années. Vous savez ce que cela veut dire !? Toutes les civilisations qui sont nées en Afrique ou dans le Bassin méditerranéen, nous les avons connues. C?est extraordinaire ! Très peu de pays, surtout dans le Nord, peuvent se targuer d?avoir des monuments aussi beaux et anciens que les nôtres. Des peintures qui remontent à 10000 et 12000 ans, cela n?existe pas ailleurs. Le Tassili N?ajjer, le plus grand musée à ciel ouvert dans le monde, 80 000 km2 de peintures et de gravures. Pourtant, on laisse des gens y faire des graffitis ! C?est un crime ! Si nous parlons de tourisme culturel, il faut réhabiliter ces monuments pour réhabiliter l?histoire. (*) Actuellement, Abderahmane Khalifa est inspecteur des monuments historiques et du patrimoine auprès du ministère de la Culture.