Virée Il est presque 15 h à El-Hattab, le quartier le plus commercial et le plus populaire d?Annaba. Sur le côté ensoleillé du boulevard qui le traverse, les bus de la station Souidani-Boudjemaâ man?uvrent, vont et viennent dans la fumée noire des tuyaux d?échappement qui s?ajoutent à la chaleur torride de l?été. Les gens, pressés, se faufilent entre les bus, évitant parfois de justesse les roues des véhicules. Derrière les barreaux de fer qui entourent l?enceinte de la station, des vieillards, assis sur de petits bancs, vendent du tabac à priser «rotba oula harcha» qu?ils tendent à leurs clients entre les barres de fer. Je me suis souvent demandé pourquoi ils ne s?adonnaient pas à leur petit commerce directement sur le trottoir, jusqu?au jour où j?ai découvert que cette barrière était, en fait, une protection contre les agents de l?ordre qui, pour venir saisir leurs marchandises, étaient obligés de faire le tour pour entrer dans la station laissant le temps à ces vieillards de s?emparer de leur couffin et de s?enfuir... De l?autre côté du trottoir, à l?ombre, la foule est compacte. On s?adonne à toutes les formes de commerce. D?abord les vieux meubles et le quartier aux puces de «Merssise» où les articles usagés, depuis des vieux fers à repasser jusqu?aux anciens meubles de style sont exposés. Les gens flânent entre les stands. Puis dans le grand marché de la fripe, juste à côté. Des mères de famille s?attardent devant les grandes tables, où sont déposés, en vrac, les vêtements qui ont été portés par d?autres personnes, sous d?autres cieux, et qui ont atterri dans ce marché, pour vêtir les pauvres et les moins pauvres. Plus on avance vers le marché d?El-Hattab, et plus la foule est compacte. Pourtant le trottoir est très large, mais c?est à peine si l?on peut se frayer un chemin. C?est à cet endroit que les plus démunis, ou les plus débrouillards se démènent pour gagner leur pain. Sur une chaise roulante, un unijambiste répare des montres et des réveils déposés devant lui sur une petite table. Des vieillards, assis sous les arbres, proposent des bonbons roses, recouverts de papier célophane. Une femme, la tête recouverte d?un «khimar» délavé, range des morceaux de savon et des petites brosses à cheveux déposés sur une boîte en carton. Les gens vont et viennent jetant un coup d??il sur les marchandises, s?arrêtent et repartent. Puis, juste avant le luxueux centre commercial qui jouxte le marché aux légumes, contre le mur «Sakina la folle», recouverte d?un haïk bariolé, superbement allongée sur un matelas à l?éponge jaunie, fait la sieste, les yeux clos, la bouche ouverte. Tout ce remue-ménage ne la dérange pas, elle en a l?habitude, c?est son quartier et les agents de l?ordre, fatigués de l?interpeller, la laissent faire... Assis côte à côte, deux jeunes gens observent des poupées en caoutchouc, à l?effigie de Mickey Mouse, «nager» dans une bassine rose posée devant eux, espérant attirer des enfants pour vendre leurs jouets... Devant la grande porte béante d?El-Hattab des enfants, très nombreux, proposent des sachets en plastique noir : «Sachiet, sachiet». Puis le boulevard se perd dans un tournant, toujours encombré de marchands ambulants. Les commerçants de chaussures et de vêtements, pour ne pas être en reste, ont sorti leurs marchandises sur le trottoir, laissant leurs locaux vides. De l?autre côté de la rue, en plein soleil, des jeunes, portant des serviettes de toilette, des tricots de peau ou gandouras de confection, l??il aux aguets crient à qui veut les entendre, les prix de leurs articles :«3 tricots pour 200 DA !» Au moindre sifflet du guetteur qui observe les mouvements des agents de police, ils s?envolent brusquement dans toutes les directions serrant leurs produits sous leurs bras, évitant d?être écrasés par les véhicules, très nombreux à cet endroit, et qui entament le rond-point. Le policier passe, une lueur de satisfaction dans le regard. Puis, au bout d?un moment ils reviennent à leur place, essayant de vendre un article et reprennent leur envol tels des moineaux. Le spectacle est pitoyable, mais semble «normal», et ne déranger personne. Ces jeunes font partie du décor, et on serait étonné de ne pas les trouver là, le visage maigre et livide, les yeux cernés, vivant un stress continu jusqu?à la tombée de la nuit, jusqu?au moment où le marché El-Hattab ferme ses portes.