Très vite il couvrit une grande botte de paille de son burnous, prit une citrouille qu?il enveloppa avec soin de son turban, puis les déposa l?une contre l?autre à l?endroit même où il dormait et alla se cacher. Il était temps ! Quarante ogres arrivaient ! Avec rage, les monstres piétinèrent ce qu?ils croyaient être le nomade endormi. Quand ils aperçurent la chair de citrouille écrabouillée, ils crurent à la mort de ce dernier. Soulagés et vengés, ils allèrent tranquillement dans la grotte de leur frère se reposer. El-Mkarrek ne tarda pas à surgir devant eux comme un diable en furie. «Honte à vous voisins, vous avez laissé vos lapins, vos poules et vos poussins sauter sur moi à dessein ? Vous vouliez donc perturber, vous aussi, ma sieste ?». Les quarante ogres, choqués parce que ce petit homme les prenait, malgré leur poids et leur nombre, pour des poussins, prirent la fuite sans demander leur reste. Abandonné par les siens, l?ogre aux sept visages se dit alors : «Ma s?ur, El-ghoula aux dents pointues et au cou tordu, la plus terrible d?entre nous, saura certainement me débarrasser de lui». Il cacha sa frayer sous un sourire forcé et proposa au nomade : «Va porter cette lettre à ma s?ur, El-Ghoula aux dents pointues et au cou tordu». «Je n?aurai pas plus peur d?elle que de tes frères tous réunis !» répliqua El-Mkarrek avec insolence. Puis en roulant des épaules, le jeune homme pris le pli et le fit d?abord lire par un taleb connaissant la langue des ogres. Dans la lettre, El-Ghoul avait non seulement raconté ses déboires à sa s?ur, mais il la suppliait, à la fin, de dévorer le porteur de la missive. Le nomade demanda alors au taleb de lui écrire une autre lettre où il faisait dire à l?ogre aux sept visages : «Ma s?ur bien- aimée, je t?envoie le plus grand des médecins que la terre ait pu porter : obéis-lui en toute chose, c?est une homme de confiance qui saura te guérir.» Le nomade reprit la route vers le Nord et finit par rattraper sa mère et toute la tribu en marche. Le jeune homme leur cria alors : «L?ogre est à nos trousses, mais suivez-moi, je sais comment lui échapper.» Le sage de la tribu, connaissant son esprit ingénieux, déclara : «Ne dit-on pas que le fainéant à l?esprit inventif, c?est du travail qu?il est craintif !» Il ordonna de suite au chamelier en tête de file de suivre El-Mkarrek. La tribu marcha toute une journée et finit par arriver près d?un immense château. Le jeune homme se détacha du groupe et alla glisser, sous la porte du palais, la lettre et attendit. Soudain «l?ogresse aux dents pointues» apparut. Elle grognait plus qu?elle ne parlait : «Sois le bienvenu docteur, mais qui sont donc tous ces gens ?» demanda-t-elle en désignant les nomades pétrifiés de peur. «Ces gens, reprit le jeune homme, ont été attirés par ma renommée, ils me suivent depuis des mois et attendent que je les guérisse». «Non, l?interrompit l?ogresse, tu commenceras par me guérir, moi la première : ce cou tordu m?empêche de manger sinon je t?en aurais débarrassé, dit-elle en pointant du doigt les nomades, ce n?est d?ailleurs pas l?envie qui m?en manque !». El-Mkarrek rentra dans le palais avec l?ogresse : il se lava les mains, mit un tablier blanc après quoi il demanda d?un air doctoral : «Apporte-moi une outre d?eau, une hache bien aiguisée afin que je coupe les liens qui tiennent ta noble tête penchée, donne-moi aussi une corde bien solide pour t?attacher, car tu ne dois bouger en aucun cas pendant que ton cou se redresse : le moindre mouvement ferait échouer l?opération.» Il jeta un regard à l?ogresse et comprit qu?elle hésitait. Alors, il fit mine d?enlever son tablier en disant : «Si tu n?es pas prête, ma ghoula, je vais aller secourir, en attendant, ces gens dehors qui s?impatientent.» Pour toute réponse, l?ogresse courut lui apporter ce qu?il avait demandé. Pendant ce temps, notre docteur de fortune choisit un énorme palmier qui prenait racine dans au c?ur même de la terre et dont la cime chatouillait le ciel. Il attacha prestement l?ogresse à cet arbre. «Deux fois plutôt qu?une !» répétait-il en la ficelant. Ensuite, il versa de l?eau sur tous les n?uds de la corde pour bien serrer les liens. Quand elle fut ligotée, il lui demanda, en se saisissant de la hache : «Maintenant peux-tu encore bouger ?» «Non docteur je...». Elle n?avait pas terminé sa phrase que, rassemblant toutes ses forces, d?un seul coup de hache, il la décapita. Après quoi, il ouvrit toutes grandes les portes du palais et délivra une centaine de prisonniers qui croupissaient dans les oubliettes et les geôles de l?ogresse : son cou tordu l?avait empêchée, ces derniers mois, de les dévorer. Le sage de la tribu s?approcha d?El- Mkarrek, et tout en enlaçant la vieille maman, dit : «Il n?y a pas comme les fainéants quand ils s?y mettent. Nomades ! Qu?aujourd?hui soit jour de fête». El-Mkarrek vécut heureux dans le palais, entouré des siens qui ne savaient plus, hé non ! comment l?appeler car il ne méritait plus son nom !.