Désolation Les restaurants de la Pêcherie existent depuis les années trente, les années de leur gloire qui, chaque jour que Dieu fait, perd de sa superbe. Le chat gris trottine sans trouver quoi se mettre sous la dent sur la dalle de sol souillée et dégageant l?odeur suffocante de l?urine. Les escaliers de la Pêcherie sont sans cesse agressés. «Normal puisque même les gens sont agressés à coups de couteau», martèle Mourad, un quadragénaire ayant hérité du restaurant Le Corsaire, de son père. Comme le chat qui ne mange pas à sa faim, Le Corsaire ne trouve plus de clients. «Les années 1990 ont tué le commerce ici. Aujourd?hui, on continue à payer cher l?addition. On ne fait plus recette.» Pour cet homme qui dit «ne jamais tourner le dos à la mer», c?est surtout «la rupture entre l?homme et la mer qui a causé tant de désagréments à la Pêcherie». Cette rupture n?a pas une cause, mais plusieurs. Il y a d?abord l?insécurité. «Les gens aiment venir ici pour passer des moments agréables sans être obligés de voir à chaque fois ce qu?il y a derrière leur dos.» L?histoire des escaliers de la Pêcherie commence en 1913. Cette année-là, le gouverneur d?Alger, assisté par des architectes venus de France, voulait faire ériger une façade copie conforme de celle des villes côtières européennes. Le chantier va durer six ans. Des restaurants sont alors fréquentés par les Européens alors que les autochtones n?y ont eu droit qu?à partir des années 1940? en tant que serveurs. La dégustation pour les Algériens ne viendra que quelques années plus tard. Mais à mesure que le temps passe, la Pêcherie perd de sa splendeur. Aujourd?hui, les fameux escaliers sont devenus le nid des SDF et des alcooliques, le lieu de prédilection des prostituées, loin des yeux des agents de l?ordre qui sont pourtant quelques mètres plus haut. «Nous sommes là depuis les années 1940», dit Nabil, gérant du Sindbad, lui aussi héritier d?un patrimoine familier. Le Sindbad «n?attrape» plus les clients alors qu?auparavant «il faisait vivre 15 familles». Aujourd?hui, à cause d?une maigre recette, l?effectif s?est rétréci comme une peau de chagrin. Mais qu?à cela ne tienne, on fait contre mauvaise fortune bon c?ur, le Sindbad continue de proposer du poisson aux clients restés fidèles. La deuxième raison du déclin de la Pêcherie est la fermeture des fameux escaliers pour les besoins d?un projet grandiose qui malheureusement ne verra jamais le jour : le Carrefour du millénaire. «Les travaux devaient commencer, mais tout est tombé à l?eau. Le projet devait en principe donner une autre image à la Pêcherie, mais par la suite, il n?en fut rien. On a barricadé la Pêcherie. Les lieux sont devenus infréquentables tant la drogue et la prostitution y ont élu domicile de jour comme de nuit. Alors devant cette situation, nous avons tout de suite compris que les restaurants allaient un par un mettre la clé sous le paillasson», a ajouté Nabil. Et comme si la malédiction des corsaires s?abattait sur les lieux, l?éclatement d?une grosse buse donne le coup de grâce. «Vous connaissez, vous, des gens qui mangeraient de la sole et du rouget dans des lieux où coulent des eaux usées à longueur d?année ?», s?interroge tristement le propriétaire du Corsaire. Qu?il s?appelle le Magellan, le Corsaire, le Sindbad ou le Titanic, ils ont tous un point commun : ils ne travaillent plus comme auparavant. Les clients ne viennent plus. Seuls quelques fidèles continuent à fréquenter les lieux, de temps en temps l?après-midi pour déguster la succulente paella au goût suave quitte à laisser 2 ou 3 millions de centimes en quittant la table.