C'est une ombre dans le cimetière de Turin. Une ombre noire surgie des tombes, un vivant parmi les morts, à l'aube du 11 mars 1926... Le gardien qui fait sa ronde a sursauté. Est-ce un voleur ? Un de ces profanateurs sans foi ni loi qui fracturent les caveaux et emportent les urnes pour les revendre ? Si oui, il a une drôle d'allure. Il est en loques et il tient un bouquet de fleurs artificielles à la main. D'un bond, le gardien est sur le dos de l'ombre et une courte lutte s'engage. Puis l'homme cesse de se débattre et s'assoit par terre. Il a bien l'air d'un fantôme, d'un fantôme aux yeux fous. Il est sale, maigre, barbu, vêtu d'un pantalon déchiré et d'une veste, sans chemise. Muet. Impossible de dialoguer avec lui. A chaque question, il regarde le gardien comme si le ciel lui tombait sur la tête. Et il n'a pas de papiers. Bon, c'est un fou, un échappé de l'asile de Turin. Inutile d'avertir la police, il suffit de le ramener en bas, d'où il vient. Mais à l'asile de Turin, on a beau compter les fous, celui-là est en trop. Et le directeur, perplexe, tente de s'expliquer avec lui : «Comment t'appelles-tu ? D'où viens-tu ? Quel âge as-tu ?» Le fou le regarde avec un air d'incompréhension totale, puis il se met à trembler en marmonnant : «Je ne sais pas... Je ne sais pas... Je ne sais pas...» Je ne sais pas, c'est tout ce qu'il est capable de dire. Et en psychiatrie, en 1926, les progrès ne sont pas énormes. Alors, le diagnostic est simple : voilà un homme en état de choc, un peu fou, mais pas dangereux. Donnons-lui des calmants, quelqu'un viendra bien le réclamer un jour. L'homme dort pendant quarante-huit heures, mange comme un ogre, redort, et, tout à coup, au réveil, s'étonne : «Qui êtes-vous ? Qu'est-ce que je fais là ? Qu'est-ce que c'est que cette maison ?» On lui explique qu'il est malade, qu'il a été trouvé errant dans un cimetière, et on lui demande son nom. «Mon nom ? Mon nom... Eh bien, mon nom...» L'homme écarquille les yeux, secoue la tête, cherche, cherche... Tout le monde a un nom et tout le monde répond quand on le lui demande, c'est un réflexe conditionné. Mais l?inconnu, lui, ne se souvient pas. Il ne sait pas comment il s'appelle. D'ailleurs, il ne sait pas d'où il vient, quel âge il a et, bien entendu, ce qu'il faisait dans un cimetière en pleine nuit, en train de voler un bouquet de fleurs artificielles... L'inconnu est un inconnu pour lui-même. Le directeur en conclut donc qu'il est amnésique et décide de faire paraître dans les grands journaux italiens le portrait de cet étrange pensionnaire. C'est le portrait d'un malheureux, à qui le service d'hygiène de l'asile a rasé les cheveux et la barbe. Il ne reste plus qu'un visage maigre et blafard aux yeux creusés, fixes, nus de tout souvenir, de toute identité, un clochard ! Pourtant, le directeur de l'asile reçoit, dans les jours qui suivent, un flot de lettres. Il semble que la ville de Vérone ait reconnu dans ce visage émacié de clochard à la dérive le très riche, très intelligent et très respectable professeur Carolla... Le seul ennui, c'est que le professeur Carolla est mort. En principe mort... Il a disparu il y a dix ans, en 1916, sur le front de Macédoine. Alors, le directeur de l'asile contemple son pensionnaire, avec une attention nouvelle. Cet homme... un professeur ? un mathématicien cultivé, riche, connu de toute la bonne société de Vérone ? Que faisait-il dans un cimetière, avec un bouquet de fleurs artificielles à la main ? «Est-ce que le nom de Carolla vous dit quelque chose ?» L'inconnu n'a pas l'air de connaître. S'il s'appelle Carolla, il n'en sait rien. D'ailleurs, il n'est pas très inquiet de son sort. Il a besoin de repos. Il dort, dort, presque tout le temps, comme s'il avait besoin d'oublier quelque chose ou de le retrouver. Peut-être sait-il qui il est lorsqu'il dort et peut-être l'oublie-t-il en se réveillant. Une semaine plus tard, un homme se présente à l'asile, accompagné d'une dame en noir. L'homme est un militaire, le major Cantaluppi. La femme se cache derrière un voile de deuil. (à suivre...)