«Messieurs, la Cour !» Tout le monde, dans l'immense salle d'Old Bailey, la chambre criminelle de Londres, s'est levé en même temps. C'est, comme au début de chaque procès, un moment solennel. Il faut dire que dans ce cadre chargé d'histoire, écrasant avec ses boiseries sombres, on ne peut s'empêcher d'être impressionné. Dans l'assistance, chacun se hausse pour apercevoir l'accusé, qu'on distingue mal à cause de sa petite taille. Il se tient un peu raide dans ce box d'où tant d'hommes et de femmes ont été envoyés vers la potence. Joseph Bielski est bien tel que l'ont montré ses photos parues dans les journaux. Il est vêtu avec soin, mais modestement. Avec son crâne dégarni, on lui donnerait un peu plus que ses cinquante-six ans, facilement la soixantaine. Derrière ses lunettes rondes en écaille, il a un regard triste. D'ailleurs, tout dans son maintien a quelque chose de résigné, de fataliste... Car Joseph Bielski sait bien, au moment où s'ouvre son procès, ce 26 septembre 1958, le sort qui l'attend. Il sait bien que sa conduite héroïque pendant la dernière guerre, toutes les décorations qu?il a gagnées et même les centaines de témoignages de sympathie qu?il a reçus dans sa prison ne le sauveront pas de la corde. Joseph Bielski a assassiné, le 9 juillet 1957, de quatre coups de revolver, l?amant de sa femme. Or il n?y a pas d?exemple dans toute l?histoire judiciaire anglaise, qu?un auteur de crime passionnel ait échappé à l?exécution. Pour cela, de l?autre côté de la Manche, on est impitoyable. S?il en fallait encore une preuve, il y a eu, deux ans auparavant, le cas de Ruth Ellis. Elle avait tué son amant infidèle ; un être odieux qui l?avait fait affreusement souffrir. Eh bien, malgré les circonstances atténuantes, malgré une campagne de presse en sa faveur, Ruth Ellis a été condamnée à mort et pendue. Tout le monde s?est rassis dans la grande salle solennelle. Joseph Bielski regarde ses jurés bien en face, sans crainte apparente ni passion. Visiblement, il a accepté son sort. Alors, il se contente d?écouter en silence l?exposé de son dossier? C?est au début de l?année 1939 que s?est noué le destin de Joseph Bielski. Comme pour des millions d?autres personnes, ce destin se nommait Hitler. Quand les troupes allemandes envahissent la Tchécoslovaquie, Joseph est pilote dans la petite aviation de son pays. C?est aussi un antinazi farouche. Il n?ignore pas que, quand les combats se seront terminés, il n?aura aucune indulgence à attendre des vainqueurs. Aux commandes de son avion, il livre un combat qu?il sait sans espoir. Quand les troupes allemandes sont maîtresses du pays, il effectue plusieurs missions pour transporter à l?étranger d?autres patriotes. Et il part, le dernier, pour l?Angleterre. Il arrive à temps pour prendre part, dans la RAF, à la bataille d'Angleterre. Ses parents, qu'il avait réussi à faire venir avec lui, sont tués dans les bombardements de Londres. Joseph Bielski n'en continue la guerre qu'avec plus d'acharnement. Il est volontaire pour les missions les plus périlleuses au-dessus de la France et de l'Allemagne. Il devient l'un des officiers étrangers les plus décorés de la RAF. C'est en 1943 qu'il rencontre Sandra, qui fait partie des auxiliaires féminines de l'aviation. Elle est belle, elle est blonde. Même dans son uniforme, elle est éblouissante. Elle a vingt-deux ans, il en a quarante et un. Elle, c'est la plus jolie fille de la base ; lui, le héros que tout le monde admire. Au bal organisé pour la fête de Noël 1943, ils dansent ensemble pour la première fois. lIs se marient six mois plus tard. Joseph termine la guerre couvert de gloire. Il est élevé par le roi au titre de membre de l'Empire britannique. En 1945, Sandra et lui ont un fils, Paul, un magnifique garçon, aussi blond que sa maman... (à suivre...)