Marie-Louise Joubert sort du parc Monceau. Elle aime bien se promener l'après-midi dans cet endroit calme et distingué et, sans se l'avouer vraiment, Elle espère un peu y rencontrer un monsieur en rapport avec l'aristocratie du lieu. Mais aucun monsieur distingué et fortuné ne l'a encore abordée jusqu'à ce jour ; rien que des jeunes gens sans le sou en quête d'une aventure. Pourtant, Marie-Louise Joubert est jolie. Elle est ravissante même : blonde aux yeux bleus, avec un corps splendide de dix-neuf ans... Pauvre Marie-Louise ! Depuis qu'elle est à Paris, elle est aIlée de désillusion en désillusion. Quand elle a quitté son Auvergne et ses dix frères et s?urs à cause de la misère, au début de l'année 1908, elle attendait tout autre chose de la capitale. Mais la misère est toujours là. Fille pauvre, elle n'a trouvé qu'un travail de fille pauvre : elle est serveuse dans un bouillon populaire. Chaque midi et chaque soir, elle doit endurer les avances vulgaires des miséreux en tout genre, avec leurs sales pattes qui traînent? «Cocher ! Eh, cocher !» La voix à l'accent américain fait se retourner Marie-Louise. L'homme qui s'approche du fiacre est vraiment superbe : grand, moustache blonde, trente-cinq ans environ, et si distingué dans sa redingote gris perle ! Marie-Louise Joubert s'est arrêtée au bord du trottoir. Le monsieur monte dans la calèche. Elle regarde passer le rêve... «Cocher, rue Royale !» L'accent faubourien du cocher contraste avec l'accent américain distingué : «Où ça, rue Royale, mon prince ? ? Chez Maxim's.» En entendant le nom prestigieux, Marie-Louise Joubert a un cri d'admiration : «Mince alors !» C'est plus fort qu'elle. Cela lui a échappé... L'Américain et le cocher se tournent vers elle en même temps. Elle les regarde, toute bête sur le trottoir, les mains sur la bouche, rose de confusion. L'Américain ajuste son monocle et émet un sifflement. Au comble de la gêne, Marie-Louise voudrait s'enfuir, mais elle reste immobile, pétrifiée. La voix à l'accent si particulier s'adresse à elle : «Mademoiselle, puis-je vous déposer quelque part ?» Marie-Louise Joubert répond spontanément : «Emmenez-moi faire un tour au Bois !» Elle monte dans la calèche. L'homme lui déclare alors : «Arnold Williams, roi de la chaussure.» Marie-Louise, un peu décontenancée par cette entrée en matière, réplique : «Marie-Louise Joubert. Je suis vendeuse chez un fleuriste.» Les présentations étant faites, le cocher fouette ses chevaux et la calèche prend la direction du bois de Boulogne. Marie-Louise sourit. Elle a l'impression que ce fiacre l'emmène vers une nouvelle existence. Elle pense à Cendrillon... Début 1909. Il y a maintenant six mois que Marie-Louise Joubert a fait la connaissance d'ArnoId Williams. Qui reconnaîtrait en elle la petite Auvergnate montée à Paris, la serveuse du bouillon populaire ? Ses somptueuses toilettes, ses bijoux fastueux rendent sa beauté éblouissante. Marie-Louise est désormais une personnalité du Tout-Paris. Les corbeilles de fleurs et les billets d'admirateurs s'entassent dans son hôtel particulier de la plaine Monceau. Marie-Louise y vit seule. (à suivre...)