Marcel en a marre. De tout, de la vie, de sa famille, des voisins. Cinquante-trois ans, sec, le visage buriné, une petite moustache, le regard qui peut passer de l'extrême douceur à la plus grande férocité, surtout quand il a bu, ce qui lui arrive plus souvent que de coutume. Cinquante-trois ans de galère, depuis sa naissance dans une famille de quatorze enfants, sans amour ni viande dans l'assiette. Cinquante-trois ans de survie grâce à des trafics de chaises rempaillées ou de peaux de lapin. La plupart ont disparu, sont morts, les autres ne donnent pas de nouvelles. Reste Véronique, la s?ur, qui n'habite pas trop loin, dans la brume de l'est de la France. Marcel aime bien Véronique, mais il ne va pas trop souvent la voir. Elle ne vient pas non plus lui rendre visite dans la «schoutt», cette espèce de zone de jardins abandonnés où Marcel demeure dans un chalet de bois. Il y a aussi Céline, sa fille aînée, et Zora, la seconde. Elles vivent ensemble, faute de mieux. Céline, une belle plante, se retrouve avec quatre enfants et pas de mari. Zora n'a pas de charges de famille. Marcel aimait bien Céline, mais elle vient de lui jouer un sale tour. Faut dire qu'il y a quelques semaines, Marcel, pris d'une envie subite de voir sa fille, s'est présenté plutôt éméché devant la porte du HLM où elle demeure. Rien qu'au son de sa voix, Céline a compris qu'il était dans un mauvais jour et elle a refusé de lui ouvrir. Avec lui, on sait comment ça commence, mais on ne sait jamais comment ça finit. On lui ouvre et le voilà qui se croit en pays conquis. Il s'installe, il se couche, il boit, il hurle, il jure, il menace tout le monde. Quand il en a assez, Marcel est capable de tout. Il le démontre en saupoudrant le goûter de ses petits-enfants avec du poivre moulu, en ajoutant une bonne giclée de liquide vaisselle sur leurs steaks hachés. Et puis, pour Céline, tout à coup, ça fait trop longtemps que ça dure, cette façon qu'a son père de se glisser dans son lit et de «faire sa petite affaire». Encore heureux quand ça se passe au lit. Depuis l'âge de seize ans qu'elle doit supporter ça... Alors, ce jour-là, Céline met son manteau et file à la gendarmerie où, pour en finir, elle porte plainte. Pour viol, pour inceste : elle raconte tout ce qu'elle a subi, sa s?ur aussi. Puis elle rentre et, comme son père, après avoir enfoncé la porte d'un coup de pied, s'est installé chez elle pour Dieu sait combien de temps, elle lui jette les nouvelles fraîches au nez. Marcel, furieux, repart en claquant la porte qui n'a pas besoin de ça... Un moment, il songe à tuer Céline. Il a tellement l'habitude de «couper» tous ceux qui lui résistent, ceux qui refusent ses invitations à boire, ceux qui lui «manquent». Le couteau, le coup de poing, il ne sait pas résoudre le moindre problème autrement. Marcel retourne ensuite à son petit chalet dans les herbes folles. Il salue d'un grognement ceux qui gravitent autour de lui dans son petit monde de magouilles. Il y a Fernand, un SDF, qu'un soir de bon c?ur Marcel a récupéré à Metz ou dans les alentours et qu'il loge dans une sorte de cabanon de béton rempli d'objets rouillés. Autour, flotte l'ombre d'un clochard algérien qui occupait les lieux il y a quelques années et qu'on a retrouvé brûlé à mort par un vieux poêle mal réglé... Comme Fernand est seul, un beau soir, Marcel lui ramène un cadeau : Mireille, une sorte de virago qu'il a dégotée dans une banlieue, vivant tristement entre ses deux enfants et son mari sourd-muet. Il lui dit qu'elle est une fleur et cette fleur à gueule d'empeigne le croit suffisamment pour le suivre jusqu'à son terrain vague. Mais Marcel n'aime pas ce genre de femme, bâtie en largeur, les traits trop virils. Il n'aime que les petites fluettes qu'il peut appeler «poupée». Alors, il offre carrément Mireille à Fernand et, tandis que le couple se forme sur un lit de cartons ondulés, Marcel rentre dans son chalet afin de remâcher sa colère. (à suivre...)