Il s?appelle Grandpied. Félix Grandpied. Et il ne s?attend pas du tout à recevoir une volée de plombs en plein visage. Grandpied est chasseur, braconnier même, il connaît par c?ur la forêt des environs de Châtellerault. C?est un grand gaillard qui a l?habitude de mener rondement les choses : son commerce d?épicier, sa femme, ses enfants et sa carriole. Ce 4 mai, jour de printemps 1905, Grandpied mène rondement sa carriole sur la route de Châtellerault. Sa famille l?accompagne et ils vont à la foire. A une cinquantaine de mètres se trouve la maison du garde-chasse. Elle borde la route et un petit jardin clos d?une haie de charmes lui donne un air coquet, calme et tranquille. Félix Grandpied est obligé de passer devant. Il n?aime pas du tout le garde-chasse. C?est une vieille querelle de dix ans à propos d?un lièvre. Une de ces querelles de village, indébrouillable, partie de rien et qui, avec les années, se transforme en haine solide, s?enracine au point de devenir indestructible. Il y a dix ans, donc, les chiens de Grandpied lui ramenaient un lièvre, et le garde-chasse s?en est emparé. Grandpied a hurlé : ? Ce lièvre est à moi, je l?ai tué sur mes terres ! ? Menteur ! J?ai entendu le coup de feu, il partait du bois ! C?est tout. Le reste s?est envenimé. Ce qui nous amène à dix ans de préméditation pour le coup de fusil qui se prépare. Derrière la haie de son jardin, Emile Roy, le garde-chasse, ajuste son fusil. Il a deux fusils. L?un chargé de grenailles, l?autre de chevrotines. Celui qu?il pointe sur la charrette de Grandpied, son vieil ennemi, est le moins dangereux. Trente-six grains de plomb le garnissent et il a réduit de moitié la charge de poudre. Quand la carriole passe devant le petit jardin, le coup part. L?homme tombe à la renverse, le visage ensanglanté, et la fille se met à hurler. Derrière sa haie, Emile Roy le garde-chasse pousse un juron, car il a raté son coup. Il voulait tirer plus bas, il voulait truffer le coquin, le sertir de plombs dans les fesses, pas le tuer. Il ne l?a pas tué non plus d?ailleurs, mais il ne le sait pas. Et c?est ainsi que commence une terrible escalade d?incompréhensions qui font de cette histoire le plus étonnant des Fort Chabrol. Emile Roy se barricade dans sa maison, affolé. Il n?en sortira pas avant onze jours. Emile Roy a soixante-dix ans, le poil roux, un peu blanchi, l?air d?un renard qui aurait couru les bois au point d?en prendre les couleurs d?automne. Il est fait de ruse et de force. Malgré son âge avancé, il n?a rien perdu de sa souplesse et, d?un bond, il se réfugie dans sa tanière, barricade les portes et les fenêtres. Il entend les cris de la jeune fille : «Papa ? Papa ? Tu es mort ? Oh, mon Dieu, il t?a tué ! C?est Roy, c?est Emile ! Papa ?» Félix Grandpied se tient le visage à deux mains, au fond de la carriole. Il a la force de grogner :«File, le docteur, les gendarmes... dépêche-toi !» (à suivre...)